Mon histoire ne devrait jamais être racontée. Car j’appartiens à un monde secret et interdit. Un monde qui, privé de ses mystères, ne peut survivre. Je suis née il y a bien longtemps, dans la belle ville de Lumière, la Capitale des Arts et des Lettres, j’ai nommé Paris. Je vis le jour en l’an de grâce 1707, sous le règne de Louis XIV. Je n’ai jamais connu mon père qui eut comme seul mérite d’avoir engrossé ma mère en lui faisant miroiter une promesse de mariage qu’il ne tint pas. S’évanouissant dans la nature, dès qu’il obtint ce qu’il désirait. Ma mère, je n’eus pas non plus le loisir de la connaître davantage. Elle mourut en me donnant la vie. Je n’étais qu’un bébé vagissant lorsqu’une bonne sœur me recueillit dans son orphelinat. Autant dire que ma vie commençait bien mal. Si j’avais pu me douter à cet instant le chemin que j’allais parcourir. Je grandissais et de bébé, je passais à jeune enfant. J’étais douce et calme et ne posais guère de problèmes à ceux qui m’avaient recueilli, contrairement à d’autres rejetons plus tapageurs que moi. Je ressemblais à un ange descendu des cieux me disait-on, avec ma longue chevelure dorée et mes yeux d’un bleu d’azur. La vie était dure en ce temps-là et je ne mangeais pas à ma faim tous les jours. Cependant, je grandissais et montrait une vivacité d’esprit et une volonté de vivre hors du commun.

L’enfance passa comme un rêve et je devins une jeune adolescente pleine de rêves et d’espoirs. Espoirs qui allaient se voir brisés par la volonté du Roi. En ce temps-là, âgée de 16 ans, je reçus une lettre m’informant que j’allais partir pour la Nouvelle-Orléans, une terre nouvelle dans un nouveau monde. Les colons envoyés là-bas pour la gloire de sa Majesté avaient naturellement besoin de femmes pour peupler cette terre fertile. J’avais été choisi, ainsi que des jeunes filles de différents orphelinats pour remplir cette mission. Avais-je le choix ? La volonté royale ne souffrait aucune contestation. Si je refusais, c’était à la Bastille que je finirai. Je rassemblais donc les maigres effets m’appartenant et j’embarquais à bord d’un navire qui devait m’emmener, moi ainsi que de nombreuses autres jeunes filles, vers notre nouvelle vie. Le voyage fut éprouvant et je fus sujette au mal de mer une bonne partie de la traversée. L’odeur âcre des marins, l’alcool qui émanait d’eux, tout cela me soulevait le cœur, aussi sûrement que le tangage et le roulis.

La traversée dura six mois. Le temps semblait ralentir. Lorsque je posais le pied sur cette nouvelle terre, je ne sais si ce fut une profonde nostalgie de mon pays, ou l’excitation de la nouveauté qui me saisit la première. Toujours est-il que nous fûmes bien accueillis. Les yeux des hommes venus pour notre arrivée, brillaient. J’avais 17 ans et aucune expérience des hommes. J’avais vécu sur le bateau avec les marins et l’idée qui avait émergé était que les hommes représentaient des êtres frustres, brutaux et rustres. Je n’étais pas loin de la vérité. Dans cette terre, certes fertile, mais également hostile, il fallait être fort pour survivre. Les colons n’étaient pas des enfants de cœur. Dès le lendemain, les différents membres de la communauté se dispersèrent autour des différentes femmes et la compétition fut rude. Les bagarres n’étaient pas rares quand deux hommes, voire plus, briguaient les faveurs de la même femme. De mon côté, je fus courtisée par nombre de colons. Une bonne dizaine si ma mémoire est bonne. Cela me mit donc en situation de devoir choisir lequel de ses courtisans m’agréait. Mon choix s’arrêta finalement sur Tony Smith. Un homme aux origines anglaises, élevé en France, qui semblait moins rustre, plus doux que les autres, avec ce sourire tendre et cette délicatesse étrangère à ses confrères.

Ce fut au cœur de sa propriété que nous nous mariâmes, quelques mois plus tard. Il possédait une immense plantation et nombre d’esclaves. Je devins son épouse légitime et la propriétaire de la demeure. Cette vie me convenait. Tony était peu bavard et rarement là. Quand est-ce que j’ai cessé de l’aimer ? Je l’ignore. Je ne suis même pas vraiment sûre de l’avoir jamais vraiment aimé. Aussi, lorsque je découvrais qu’il avait des maîtresses noires, n’en conçus-je aucune jalousie et laissais-je faire. Je me concentrais sur la gestion du domaine, aidée en cela par notre majordome qui me traitait comme sa propre fille. Je commençais également à sortir. La Nouvelle-Orléans était une ville vivante, pleine de charmes, où la musique résonnait à chaque coin de rue. La culture bouillonnait dans le mélange des nationalités. Je menais ma propre vie, buvant la connaissance comme une plante ayant besoin d’eau pour croître et se développer. Je développais même une amitié pour ma domestique, une modeste esclave noire qui m’initia à ses croyances vaudou.

Les années filèrent à une vitesse folle. Dix ans. Dix années passées en compagnie de fins esprits, de penseurs, de musiciens et d’artistes en tout genre. Je tombai enceinte de mon époux mais ne gardait pas l’enfant, victime d’une fausse couche. Ce dernier se désintéressait totalement de moi et je n’en avais cure. Ce fameux soir d’été allait tout changer dans mon existence. Il était grand et semblait d’une jeunesse éternelle. Sa beauté était hypnotique et sa culture ainsi que sa douceur m’attirèrent immédiatement, tel un aimant. Qui était-il ? J’aurai donné cher pour le savoir. Que faisait-il ici ? Je ne l’avais vu dans aucune des fêtes que je fréquentais. Armand de Plessis. Un homme noble aux manières charmantes. Nous avons parlé toute la nuit et les suivantes. Jusqu’à ce qu’il me propose un verre chez lui. Plus vraiment innocente, ne lui faisant nullement confiance, j’acceptai cependant. Le verre entre les doigts, je portais mes lèvres au breuvage tandis qu’il portait les siennes à mon cou. Le baiser mit le feu à mon être et le verre m’échappa des mains, se brisa au sol. Le sang perla de mon doigt meurtri par le verre brisé. Mais il coulait également de mon cou, où Armand avait planté les crocs. Eperdue, sentant la vie me fuir, je tentais de me débattre mais j’étais bien trop faible et nulle parole ne voulait franchir la barrière de mes lèvres. Je sombrai dans l’inconscience, sentant à peine un liquide chaud et épais couler dans ma gorge. Lorsque j’ouvrai les yeux, une soif foudroyante et impérieuse se saisissait de moi. Armand se tenait face à moi, une esclave noire qu’il tenait par le bras, à ses côtés. Il m’ordonna de me nourrir et je ne sentais soudain plus que le sang chaud qui palpitait dans les veines de ma victime. J’étais devenue un être de la nuit, une vampire. Je quittais mon foyer, mon époux pour suivre Armand.

Je restais à ces côtés presque cent ans. Cent années à écumer l’Amérique en quête de sang frais. Il m’apprit tout ce que je devais savoir pour survivre. Mais c’était un homme violent, brutal. Je n’avais nulle affection pour lui. Il était colérique, autoritaire, j’étais sa chose, son jouet. Plus d’une fois je dus subir ses assauts sans rien dire, soumise et docile. Mais au fond de mon cœur, le vent de la révolte grondait. Jusqu’à ce jour où ce fut le geste de trop. D’une dague, je lui tranchais la tête, les larmes voilant mon regard. Je quittais notre domaine après y avoir mis le feu afin qu’il n’en reste plus rien. Et je repartis seule. Je retournais à la Nouvelle-Orléans. Mine de rien, ce fut dans cette ville que j’ai été la plus heureuse. Traversant les siècles, m’inventant sans cesse de nouvelles identités. Je vis venir l’arrivée de Blackstone. Notre union nous renforça l’un et l’autre. Depuis, je suis sa conseillère. J’ai monté mon bar qui n’est plus malheureusement qu’un tas de ruine. Mais ce n’est pas cela qui m’arrêtera. Je compte bien rebâtir un nouvel établissement, plus somptueux que le précédent, où les vampires trouveront un repaire dès la nuit tombée. La tempête gronde. De quoi sera fait l’avenir ? Je l’ignore…