Les volutes grises d'une gitane qui se consume lentement dans l'obscurité, étendant leurs tentacules goudronneuses autour d'une silhouette recroquevillée. Ramassée sur elle-même, tremblante, ses épaules sont secouées de sursauts incontrôlés, le visage figé sur un cri muet. Il veut hurler, mordre, encore et encore, déchirer une nouvelle fois le cadavre fiévreux qui repose sur le sol mais la rage s'estompe, elle fuit loin de lui. Il veut la retenir, la sentir de nouveau inonder ses artères, la contempler dans une admiration béate et s'y abandonner, s'oublier dans sa noirceur salvatrice. L'odeur brute du sang lui agresse les narines; il n'a jamais senti de parfum aussi délicieux. Elle l'a mérité se dit-il, cette pute l'a mérité. Et pourtant. Il caresse ses cheveux visqueux, écartant les mèches, encore tièdes d'une vie poisseuse, palpitante. Ses doigts s'attardent sur ses lèvres, il se penche et les mord, comme autrefois. Il dépose sa veste sur ses entrailles découvertes, éparpillées comme un obscène puzzle sur le carrelage glacé. Son corps de poupée aux cuisses ravagées n'est plus qu'un magma de tissus, d'os et de viande éventrés, parodie grotesque de ce qu'elle fut, elle, la chose unique qu'il chérissait. Et les souvenirs de leur discussion éclatent de nouveau dans son encenphale écorché. Je ne voulais pas, lui chuchotait-elle, je ne voulais pas mais c'est arrivé, pardon, pardon, s'il te plait, s'il te plait... Et la rage se fraie de nouveau un chemin en lui; il s'y engloutie, cesse de penser. Celui qui se transforme en bête se délivre de la souffrance d'être un Homme. Il comprend à présent. Un grondement rauque sort de sa gorge, ses traits se brouillent, se déforment, ignoble caricature humaine qui se mue en une aberration noire, sa chair s'avale et se vomit, son squelette se brise, s'allonge, ses yeux se teintent d'un éclat animal. Il ferme un instant les paupières, savourant cette liberté qui croupie dans ses veines. Il veut lui faire mal, encore.

Dans son cendrier d'ivoire, la cigarette s'est entièrement consumée. Elle s'éteint.


Je m'éveille en sursaut, l'échine trempée de sueur. Bordel. Toujours ce même cauchemar qui me bouffe les tripes, nuit après nuit. Le souvenir de Sasha qui ressurgit, réminiscence exacerbée du passé. Un mouvement brusque sur ma droite. La forme alanguie à mes côtés lève la tête, esquissant un semblant de caresse. Je la repousse, agacé. « Ça va pas...? » Je tâtonne dans le noir et finit par trouver mon paquet de clopes, m’asseyant sur le lit pour m'en griller une. « Rendors-toi. » Et ne me brise pas les couilles, j'ai pas besoin d'une mère, le rôle de salope te suffit à merveille. C'est quoi son nom déjà? Svetlana? Tatjana? Myra? Putain, qu'est-ce que j'en sais, elles sont toutes blondes, merveilleuses, avec des cuisses interminables et le QI d'une moule. Quelle pitié. Je tire sur ma gitane, recrachant la fumée cancéreuse dans la chambre obscure. Il est quatre heures du matin, j'pourrais plus dormir. J'enfile un calbut, pars dans la cuisine et me sers un verre de bourbon, me préparant mentalement à une sempiternelle nuit devant l'écran blême de la télévision, incapable de trouver le sommeil. Un mois déjà que je lui ai fait sa fête. Instinctivement, mes doigts se resserrent autour du verre, presque à l'en faire éclater. Je contemple mes phalanges blanchies, un sentiment de malaise englué dans les viscères. Soudain, les trilles exaspérantes d'une sonnerie téléphonique retentissent dans le manoir. Je sursaute comme un chien surpris en train de pisser sur le futal de son maitre, prêt à gerber milles insultes à la gueule de celui qui ose me dérange à cette heure. Il va entendre quelque chose d'un peu plus brut que l'habituelle soupe sirupeuse de nos écrivains suicidaires, qui que ce soit. « Lebanov. » « Dima? » « En personne, j'peux savoir ce qui me vaut le plaisir Yuri? Donne-moi une bonne raison de pas t'enfoncer mon beretta dans la gueule demain. Il est quatre heures bordel. » Je tire une longue taffe pour me calmer. C'est ça, c'est la clé. Se calmer. « J'ai un contact au stups qui vient juste de me dire qu'ils avaient passé ton dossier à la criminelle. Ils vont fouiller la merde pour te coffrer. C'est une femme qui dirige l'enquête, tu sais comment sont les gonzesses, la solidarité féminines et compagnie... Sasha était dans un sale état, Dimitri. Ils veulent te foutre le meurtre sur le dos. Ça arrange tout les condés que t'ailles croupir en taule, tu le sais bien... » Le verre explose dans mes mains, répandant sur le sol bourbon et glaçons, qui s'échouent sur le carrelage comme des icebergs solitaires. Se calmer. « Ils ne savent même pas à quoi je ressemble! Ils ne peuvent rien trouver. Rien. » « J'sais bien mais vaudrait mieux que tu te mettes au frais pendant quelques temps... Et y'a cette histoire avec les ukrainiens. Les flics aussi sont aussi là-dessus, on retrouve pas trente gars massacrés tous les jours. Tu sais ce qu'en pensent les autres, Dima, tu le sais. T'avais pas à faire ça, quinze de nos gars y sont passé parce qu'ils t'avaient vu. Y'a un paquet de choses sales que tu traines derrière toi. Un type va venir, il a ton billet. On te recontactera quand tu seras installé. Tu pourras gérer les affaires de là-bas et tu reviendras de temps en temps, quand les choses se seront calmées. » J'raccorche d'un geste rageur, à deux doigts d'exploser le combiné. Bordel, ils veulent m'évincer. C'est ça, j'ai merdé et ils me font dégager maintenant. Ils osent. Yuri va peut-être en mordre un autre et lui raconter toute sa merde à propos des vori v zakone, comme quoi une des bratva se doit d'avoir des lycans en son sein, histoire que la meute de Moscou puisse avoir ses entrées aux USA. Après la mort de mon père, c'était à mon tour d'être formé. Et maintenant, maintenant je n'ai plus qu'à prendre leur putain de billet et les laisser s'entre-dévorer pour ma place.




Une pièce à la peinture écaillée, un bureau où d'innombrables dossiers s'empilent, des tasses de café vides éparpillées à des endroits plus étranges les uns que les autres. Une anarchie sans nom semble régner dans la pièce. Et pourtant. Le propriétaire des lieux a l'air de naviguer à son aise dans ce foutoir monstrueux, ignorant les obstacles sournois qui se dressent sur sa route. « Hey, MacFall, on fait des heures sup' un vendredi soir? » Levant son majeur en direction de la voix, le détective grisonnant marmonne dans sa barbe. « Ta gueule, j'crois bien avoir une piste pour le trafic d’artefacts qui a coûté la vie à plusieurs CESS. » « Ah ouais? » « Ouais, m'sieur. J'suis remonté jusqu'à une vieille histoire de meurtre qu'à eu lieu à la fin des années 90, j't'en ai p't'être déjà parlé. On a retrouvé une femme particulièrement amochée, la presse en a fait ses choux gras. Le truc étrange c'est que quelques semaines avant, une trentaine d'ukrainiens s'étaient faits buter de manière similaire, avec un supplément de plomb dans l'cul en prime. C'était probablement l’œuvre d'un CESS, 'fin à l'époque c'était des contes pour grand-mères ces conneries là. Toujours est-il que le mec soupçonné était un soi-disant gros bonnet qu'avait pignon sur rue à Little Odessa, si tu vois c'que j'veux dire. » Acquiesçant, l'autre homme s'appuie contre le chambrant la porte, se demandant où ce foutu obsédé veut en venir. Tout le monde savait dans la boîte que sa sœur – ô combien chérie - s'était faite descendre à cause de cette affaire. Et que depuis tous les criminels ont, de près ou de loin, un lien avec l'histoire en question pour le vieux. Une foutue obsession qui lui courre dans le crâne, voilà c'que c'était cette fameuse affaire. « Ouais et..? » « Et ma so.. les enquêteurs de l'époque n'avait qu'un nom, Dimitri. Et tu sais pas quoi? Ici, le peu de truc que j'ai réussi à faire cracher à mes pigeons, c'est aussi un nom. » « Dimitri. » « Exactement! Le profil du gars concorde totalement, quelqu'un d'assez haut placé pour couvrir son cul et faire le ménage derrière lui, à qui ces petits trafics dégueulasses profitent. » « Eh ben dis moi, le juge va apprécier, t'as déjà une liste de suspects? T'as fouillé toutes les baraques des Dimitri? T'as vérifié leurs alibis au moins? Il nous faut un truc béton. Bonne chance mon vieux. » Recoiffant sa tignasse blonde d'un geste las, l'inspecteur secoue la tête et s'en va, adressant un vague salut à son collègue. Putain de taré.

Mais la vieille carcasse brisée sait qu'elle a raison, elle sait qu'elle tient une foutue piste. Il y a trop de coïncidences dans cette merde qui lui colle aux doigts. Et bordel attend... Le freki de la meute de St-Louis ne se nomme pas Dimitri? Il aurait peut-être un visage en plus de ce putain de nom. Dimitri O'Neal, ouais, le type qui colle aux basques d'O'brien, avec qui il a l'air comme cul et chemise... Certains disent qu'ils se seraient connu quand ils étaient gosses, ils étaient dans le même pensionnat. Et ils ont tout deux du sang irlandais dans les veines, pas étonnant qu'ils s'entendent à merveille. Merde, merde mais oui! Fouillant dans ses dossiers fébrilement, il en saisit un aussi poussiéreux que ses artères, l'ouvre et le parcourant rapidement, s'allumant une gitane d'un geste nerveux. " Dimitri Nikita O'Neal, né à Moscou en 1927, de parents inconnus. Aucune information quant à sa jeunesse. Date de la transformation: 1962, New-York, pas de détails supplémentaires. Arrivée à St-Louis: 17 juillet 1998. Détails notables: Freki officiel de la meute de St-Louis. " Rien de plus. New-York... Que foutait-il à New-York? Tout concorde... Bordel, il va falloir faire un tour aux archives pour approfondir tout ça. Ses mains tremblent, une goutte de sueur glisse le long de sa tempe, allant se perdre sur sa chemise crasseuse. Tout semble trop gros, ce manque de détails sur sa vie, ces incohérences et la peur, la putain de peur qui les habitent tous quand ils lâchent ce foutu nom. On était quoi, dans un roman policier? Dans un de leur foutu feuilleton à la télé? Où le vieux flic coince le méchant trafiquant? S'effondrant sur sa chaise branlante, le vieil homme avale une longue bouffée de fumée, suçant le tube cancérigène comme un gosse, tentant de se rassurer. Demain. Il éclaircirait tout ce foutoir demain.

Une sempiternelle clope aux lèvres, j'écoute d'une oreille distraite ma secrétaire qui me déblatère les conneries habituelles. J'acquiesce distraitement, sortant un petit sachet de poudre pour me faire un rail. J'préfère encore cette saloperie au V, il est tellement plus simple de traiter avec les humains qu'avec les sangsues. Moins de risques pour ma carcasse fatiguée. J'étale la blanche et sniffe, m'écorchant un peu plus les sinus. Orgasme instantané. Avalanche célestee qui roule sur mes synapses, griffant ma matière grises de ses longs ongles noirs, sensation indescriptible, j'baise la Terre entière, une seconde divine arraché à la merde, j'perds pied. La putain est pure; elle me lamine. Et la petite conne en face de moi continue de caqueter. J'hésite entre la sauter et écraser sa putain de gueule sur le plancher. Se calmer. C'est ça, se calmer. Et merde, putain, attend, on est mardi. Mardi, putain, mardi. Mihaël devait m’appeler. Pour me dire que toute cette histoire de BRIS était réglée. La panique m’envahit soudainement. Et si il n'avait pas buté le type? Que cet enfoiré avait eu le temps de tout refiler au juge? Que les pseudos-preuves n'avaient pas cramé? Merde, j'veux pas finir en taule, faut que je le bute moi-même, putain c'est ça, jamais mieux servi par soi-même, bordel, bordel, il fait jour, j'sais même où il habite, un coup de fil et c'est réglé, je... « Monsieur? Vous m'écoutez? Mihaël sur la une. C'est urgent. Et n'oubliez pas de signer les papiers pour le nouveau produit pharmaceutique, ils veulent le dossier pour demain. » Bouffée d'oxygène qui se fraie un chemin jusqu'à mes organes. Je soulève le combiné. Le colle contre mes tympans avides. Mes lèvres s'agitent. Il me répond. « Tout est clean. » Je raccroche. M'allume une nouvelle une clope. Rappelle la petite conne. Faut que je me détende un bon coup.