Souffrance. Il a l'impression de mourir. Son sang bouillonne. Sa gorge le brûle affreusement. Son coeur semble s'arrêter. Ses doigts se crispent sur le drap, ses ongles s'enfonçant sans pitié dans le matelas. « Qu'est-ce que tu as fait ?» Sa voix est basse, rageuse, piteuse. Il entend vaguement un rire cristallin et un souffle frais lui effleurer la gorge. Son corps s'arque, un gémissement lui échappe. « Tu voulais connaitre mon secret...» Il a envie de pleurer. Lui. Lucius Gnaeus Quintus. Fils du grand Sénateur. Homme cruel et brutal à ses heures perdues. Il n'a pas versé une seule larme depuis son enfance, le jour où tous ses rêves de justice et d'égalité ont été détruit. Mais là, sous la souffrance et la chaleur insoutenable, il a envie de pleurer. D'hurler. « Je t'avais dit que c'était un vilain secret.» À travers ses yeux voilés, il aperçoit la longue chevelure noire, la silhouette généreuse de celle qui l'a tant subjugué ses dernières semaines. Elle s'allonge près de lui, ses mains se glissant dans les bouclettes brunes humides de sueur. Elle est fière de son futur infant. Beau. Cruel. Influençable. « La curiosité est un vilain défaut.» Ses lèvres maquillées s'égare sur la peau douce et salée, elle frôle la marque de ses propres dents ornant le cou de son bébé. Elle souffle, arrachant des tremblements au corps souffrant. Désormais, elle ne sera plus seule. Il la suivra partout. Elle fera en sorte qu'il soit dévoué. Aimant. Rien qu'à elle. « C'est presque fini mon Amour... Je te récompenserai.» Ses mains blanches se baladent sur la peau dorée par le soleil. Dommage qu'il doive perdre cette si jolie couleur.

Assoiffé. Un étrange feulement traverse ses lèvres. Plaisir ? Rage ? Il n'en sait rien et ne cherche pas à savoir. Ses canines étrangement longues se plantent dans la chair palpitante. Sa mâchoire se contracte et le nectar tant attendu se déverse dans sa gorge. Ses yeux se ferment, ses mains arrêtent de trembler. Il avale goulument le liquide, faisant fi des gémissements de douleur émanant de sa proie. Les sons ne font qu'amplifier son excitation. Doux petits couinements de mortelle. Il se fiche éperdument de tuer l'humaine. Non. Ce qui lui importe est sa soif personnelle. Égoïste vampire.Les nombreux cadavres jonchant le sol ne sont que la preuve de cette démence. Il avait voulu le sang de cette femme. Pas celui des malchanceux se trouvant sur son chemin. Un sang spécifique. Une odeur envoutante qui lui avait mis l'eau à la bouche. « La prochaine fois, évite de tapisser les murs Lucius.» Elle passe rapidement près de son infant ensanglanté et disparait dans une alcôve. Il ne sait pas se tenir. Il lâche le corps qui s'écrase mollement sur le carrelage. Un sourire satisfait aux lèvres, il se sent repu. Il a eu raison de traquer cette femme. Un met des plus délicieux. Résister à la tentation n'aurait été que pur calomnie. « Maman ?» Il pivote avec une rapidité sur-humaine vers la petite fille. Elle sursaute, surprise et apeurée. Que se passe-t-il ? Ses yeux rougis par des larmes, elle fixe tour à tour le corps inerte de la femme et le vampire. Ses pieds nus baignent dans le sang, sa robe blanche semble briller sous la lueur de la Lune. Elle ressemble à une petite déesse. Elle s'avance vers la défunte, une main tendue vers le corps. « Vous avez tué ma maman ?» Lucius retient sa respiration, son coeur mort se serrant douloureusement. Il a tué sa maman. Il a tué la maman d'une petite fille. Pourquoi cette fois-ci cela lui semble-t-il si atroce ? Si...monstrueux ? Elle tombe à genoux, secouant en murmurant plaintivement des mamans déchirés. « Je... je suis désolé.» Cinq siècles. Cinq siècles qu'il tue des mamans, des papas, des grand-frères... Cinq siècles qu'il ne s'est pas excusé. Qu'il n'a pas ressenti autant de dégout. De tristesse. De honte. Qu'a-t-il fait ? « Vous êtes un monstre.» Il est un monstre. Sanguinaire. Cruel. Froid. Il est le digne fils de son père. Ses mains se mettent à trembler de nouveau. Il les essuie rageusement sur son vêtement, essayant en vain de retirer tout ce qu'elles ont pu faire ce soir. Derrière un pilier, elle guette son infant. Elle le regarde essayer de nettoyer ses mains ensanglantées. Elle l'écoute gémir piteusement comme un chiot. Finalement, elle se glisse hors de sa cachette et avance vers l'enfant. Trop absorbé par ses propres pensées, Lucius ne fait pas attention au soudain silence de la pièce. Il ne remarque pas l'absence des pleurs de la fillette. Vous êtes un monstre. « Tu viens mon Amour ?» Il saisit la main de la jeune femme, rassurée de la voir à ses côtés. Lorsqu'il passe l'arche en pierre, il se retourne une dernière fois. Je suis un monstre.

Vengeance. Les hurlements lui vrillent les tympans. Les flammes lèchent sa peau blanche, lui arrachant des grimaces de douleur. Mais il doit finir ce qu'il a commencé. Il ne doit pas abandonner, si près du but. « Lucius ! Tu ne peux pas faire ça ! » Elle hurle de rage. Furieuse. Inquiète. Il ne va pas faire ça. Il va la détacher. N'est-ce pas ? Il accroche la dernière chaîne, le cliquetis raisonne à ses oreilles comme un glas de victoire. De liberté. Il n'a pas réussi à oublier la fillette et ses quelques mots. Il n'a pas réussi à faire taire cette petite voix insidieuse qui lui murmurait la vérité. Tu es un monstre. C'est sa faute. Tue-la. Il était obsédé par toutes les horreurs qu'il avait commise. Plus rien n'avait de saveur. Ni le sang. Ni le corps de sa créatrice. Son monde était devenu étrangement fade. Alors, il fallait qu'il y remédie. D'une façon ou d'une autre. « Tu as détruit le peu d'humanité que j'avais. Tu as fait de moi un monstre. Un tueur.» Elle se débat, lui hurle dessus, vocifère, crache. Son propre infant va la tuer. Ironie du sort. Elle qui l'a si bien choisi pour sa cruauté, elle qui l'a si bien dressé. Voilà que son chien se retourne contre son maître. Elle aurait dû l'abattre dès les premiers signes de rébellion. « Je t'ai offert l'immortalité ! La jeunesse éternelle ! Tu ne peux pas me faire ça. Pas à moi. Je t'aime mon Amour... Lucius ! Lucius ! Reviens ici !» Un dernier regard. Un dernier sourire et il disparait. Dehors, sous les rayons de la Lune, il observe la petite bâtisse brûler. Comme un feu de joie, il ne peut empêcher un sourire satisfait d'étirer ses lèvres. Il peut encore entendre les hurlements rageurs de celle qu'il a jadis aimé. Mais elle le mérite. Pour l'avoir séduit. Pour l'avoir transformé. Pour l'avoir manipulé sans scrupules. Elle a fait de lui un esclave. Un chien. Un animal de compagnie. Dorénavant, il lui faut des bases saines pour redémarrer une nouvelle vie. Changement de noms. Changement de vie.

Convictions. Vingt-cinq ans. Il lui a fallu vingt-cinq longues années pour enfin parvenir à maitriser correctement sa soif, ne plus avoir envie d'égorger tout ce qui bouge, respire, palpite. Vingt-cinq ans à se battre contre sa propre nature, à se torturer l'esprit. Mais à ses yeux, c'est un mal pour un bien. Le monstre sanguinaire et assoiffé de sang a disparu, envolé, dressé. Il est redevenu le jeune Lucius, croyant en l'égalité, la justice et la bonté de l'humain. Il boit avec modération, il prend soin de ses victimes, effaçant leur mémoire. Fini les actes de barbarie et les massacres injustifiés. Son âme est reposée, en accord avec ses propres convictions. Le monstre ronronne doucement, sagement. Il a l'impression d'être libéré d'un poids énorme. Léger et heureux. Il ne remerciera jamais assez cet enfant. En quatre mots, elle a changé sa vie. « Alessandro ! Ici !» Il tire le corps ensanglanté vers le trou grossièrement creusé. Enterrer les cadavres de soldats est une expérience bénéfique. Il le fait depuis les invasions arabes. Le sang omniprésent lui chatouillant les narines a tendance à lui mettre l'eau à la bouche mais il sait pertinemment que le boire est impossible. Mourir prématurément pour un acte stupide et désespéré ne fait pas parti de ses priorités, ni de ses plans d'avenir. Il se saisit d'une pelle trainant et recouvre le cadavre de terre. Non loin de lui, un homme creuse une autre tombe. La guerre est un tel gâchis.

Racines. Rome n'a pas tellement changé. Toujours aussi belle, rayonnante, se dressant majestueusement et fièrement. Il flâne dans les petites ruelles, enveloppé dans une cape sombre, s'arrête parfois devant un étalage pour caresser la douceur d'un tissus, gouter le vin d'un marchand ou pour simplement regarder. Sa ville natale lui a manqué ces deux derniers siècles. Parcourir le bassin méditerranéen était intéressant mais rien ne valait l'Italie aux yeux du vampire. La chaleur de la nuit, la langue enchanteresse, les mimiques des romains. « Rome est une ville resplendissante n'est-ce pas ?» Un sourire aux lèvres, il se désintéresse de l'étoffe en soie pour poser son regard sur sa congénère. « Surtout à la tombée de la nuit. À qui ai-je l'honneur ?» Un sourire amusé déforme les lèvres maquillées de la jeune femme. Elle respire la douceur et l'autorité à la fois, étrange mélange pour un petit bout de vampire. Alessandro sait pertinemment qu'elle est plus vieille que lui. L'aura étrange que possède les anciens émane de chacun de ses gestes. Vêtue d'un vêtement coloré, richement paré, on ne peut la rater. Ses mouvements sont gracieux, majestueux, impériaux. Elle a l'étoffe d'une Reine, aussi belle qu'Aphrodite. « Ilithyia Alesi. Je suppose que vous êtes Lucius ?» L'étonnement peut se lire sur son visage habituellement inexpressif. Lucius. La dernière personne a l'avoir appelé ainsi est morte brûlée. Se sont-ils déjà croisés par le passé ? L'idée semble incongrue. Il ne peut avoir oublier un vampire d'une telle prestance. Même si sa mémoire a tendance à lui jouer des tours, il est persuadé qu'une rencontre avec cette Ilithyia ne peut qu'être mémorable. Ses souvenirs se superposent, il réfléchit, analyse la jeune femme. Mais rien ne lui vient à l'esprit. Ilithyia et lui ne se sont jamais croisé. Il en est certain. « Alessandro. Puis-je vous aider ?» Les deux vampires se fixent, se jugent. Yeux dans les yeux, c'est à celui qui baissera le regard en premier. Petit jeu débile. Il essaie de la sonder, deviner ses intentions. Que veut-elle ? Qui est-elle ? D'où le connait-elle ? « J'ai une proposition à vous faire. Et si nous allions boire une coupe de vin dans ma villa ?» D'un geste, elle l'invite à la suivre. Piqué par la curiosité et subjugué par la prestance du vampire, Alessandro obéit sans un mot faisant confiance à sa comparse.

Passionné. Un dernier regard dans le miroir de l'entrée. Une dernière vérification. Il est parfait. Comme toujours. Dans son trois-pièces hors de prix, il ressemble à un politicien. Le visage avenant, le sourire omniprésent, on a toujours l'impression qu'il est en campagne présidentiel. Pourtant, le vampire ne s'est jamais intéressé à la politique. Lui, c'est l'art. Les tableaux. La musique. Les gravures. Le dessin. Les sculptures. La littérature. Il connait chaque musée du monde, chaque oeuvre sur le bout des doigts. Il a côtoyé Montaigne, Léonard de Vinci, Michel Ange, David, Kakfa et bien d'autres. C'est un érudit. Un passionné. « Monsieur Hastings.» Il salue poliment le portier, glisse ses clés de voiture dans sa main accompagnées d'un billet. Il aime l'art parce qu'à ses yeux, il est le témoin indestructible de l'histoire de l'Homme. Chaque oeuvre relate un évènement, une période, un renouveau. Il a toujours ce sentiment nostalgique qui lui tord les tripes en fixant un tableau. Parce qu'il en a vu certains non-fini ou complètement différent. Ils lui rappellent sa propre vie, son histoire, tout ce qu'il a vu, vécu. Un journal intime. « Alessandro !» La jeune femme lui colle deux bises sur les joues sans avertissement. Elle virevolte dans sa robe de soirée, semblant excitée. Son énergie arrache un sourire amusé au vampire. Voilà pourquoi il apprécie autant les humains. Ils possèdent une énergie, une joie de vivre qu'il a perdu au fil des années. « Irina. Vous êtes resplendissante ce soir.» Elle s'accroche à son bras et le tire à sa suite, se lançant dans une description élogieuse et passionnée de l'artiste exposant, elle offre à Alessandro une visite de la galerie. Elle parle, ne s'arrête plus, commente chaque oeuvre, lui demande son avis avec joie. Un sourire sincère aux lèvres, il écoute avec intérêt le babillage incessant de la jeune fille et participe avec joie à la conversation. Les humains sont tellement passionnants à ses yeux. Intelligents. Courageux. Amusants. Source immuable d'intérêt et d'idées. C'est pour cela, qu'il n'arrive pas à concevoir qu'une poignée de leurs semblables haïssent tellement sa race. Ensemble, ils pourraient faire de si belles choses.