Fils, tu feras de grandes choses. Tu feras ma fierté. Mâchoires crispées, regard vide depuis des années déjà, il regarda le liquide pourpre se mêler à la transparence de l’eau et y perdre un peu de sa splendeur. Les mains moites, collantes, il n’avait pas pu les supporter plus longtemps, si bien qu’il avait du faire un détour par le lavabo improvisé. Les paroles de son paternel, il ne les avait jamais oubliées, il ne les oubliait jamais d’ailleurs, comme si ces mots pouvaient l’aider à trouver le courage d’avancer, le courage d’affronter la réalité de ce qu’il faisait, tout en trouvant la capacité de dormir la nuit. C’était la fatigue, tout simplement. La fatigue qui le bouffait à chaque fois qu’il avait un instant pour dormir, qui possédait tout son corps, qui lui donnait la possibilité de fermer les yeux et de plonger dans l’inconscience, sans pour autant être poursuivi par ses cauchemars. Il lui fallut plusieurs longues minutes de travail méticuleux, avant de réussir à faire disparaître les principales traces de son travail. Et cette expression du faciès, qui figeait ses sourcils froncés dans une expression de concentration, qui maintenait ses lèvres jointes, son visage fermé à toute marque humaine. Il ne fallait pas qu’il se montre humain avec ce qu’il faisait dans sa vie. S’ils savaient, dans son Texas naissant, quels souvenirs horribles il ramenait dans son sillage à chaque fois qu’il avait une permission. Sans doute qu’il serait lui aussi victime d’un certain genre de chasse aux sorcières. M’enfin, il était là pour protéger son pays, qu’importe le prix. Implacable, loyal, dressé, les lois de l’armée avaient été faciles à assimiler pour lui, le bon fils à son père, le bon soldat qui avait toujours été le premier au front pour aider son paternel à amasser le foin, à nourrir les bêtes. Quelle vie. Elle n’avait pas été de tout repos à cette époque, pour le gamin qu’il avait été. Sa vie d’aujourd’hui, elle, ne lui laissait plus le moindre répit. « Quelque chose de convaincant ? » Les mots vinrent vriller les tympans du jeune homme qu’il était encore, sans pour autant le surprendre réellement. Ils avaient placé de grands espoirs dans « l’art » bien particulier qu’il maîtrisait. Ils attendaient beaucoup de lui, peu étonnant qu’on lui saute dessus sitôt qu’il en avait fini. « Elle est inconsciente. Mais j’ai quelques noms. » Il fit un signe de tête à l’officier traducteur qui avait été chargé de l’accompagner dans sa petite promenade de santé, celui-ci tendant immédiatement le papier qui ressortait de cette intense cérémonie d’horreur. A croire que lui aussi avait peur qu’Harlan se transforme en un quelconque bourreau ou ennemi, au point d’exécuter ses ordres avec soin et précision. Le gamin qu’il avait été serait sans doute dégoûté s’il voyait l’homme qu’il était devenu aujourd’hui, lui qui avait placé de grands espoirs dans l’armée de son pays, lui qui avait mis une pauvre femme tellement à mal qu’elle avait fini par tourner de l’œil, en si peu de temps, un simple claquement de doigts. Sans pour autant que ça ne semble affecter en quoique ce soit le visage de marbre qui était désormais fiché sur chaque trait de ce qui avait été à une époque, un faciès souriant, plein d’un avenir peut-être plus glorieux que celui qu’il connaissait à présent. Un fermier simple du Texas avait de quoi être un citoyen plus glorieux que lui, quand bien même, il servait sa nation, peu importe la manière, il se contentait de suivre les ordres de ses supérieurs alors quel mal pouvait-il y avoir à ce qu’il ne supporte pas le reflet qu’il pourrait voir dans un miroir ? L’officier supérieur hocha vaguement la tête alors qu’il examinait le papier. Il y avait encore du travail à faire, mais pour le moment la pause était la seule option, infime moment où il respirait l’air frais, et non pas l’odeur âpre du sang qui semblait se poser dans chaque trait de sa peau. « Bien. Vous reprendrez quand elle se réveillera. Elle sait beaucoup plus que ça et nous le savons de source sure. » C’est par un vague hochement de tête qu’il se contenta de répondre, laissant son regard se perdre dans un instant de nostalgie, tandis qu’il avait l’impression que sa sentence à lui semblait se faire désirer.

« Doucement. Doucement, vous avez été sacrément blessé. » Le ton avait quelque chose d’une mise en garde, de laquelle Harlan ne prit pas compte, puisqu’il se releva pour venir s’asseoir sous les minces couvertures de la petite infirmerie. Lui qui avait cru que la mort était enfin venue le chercher, le punir pour ce qu’il avait fait, voilà qu’il se sentait à nouveau bel et bien vivant. Sensation toute aussi amère que vivifiante. Le goût du sang dans la bouche, la gorge pâteuse, il soupira, se passant une main sur son épaule musculeuse alors que la douleur s’étendait jusque là. Mais non, il savait pertinemment que la plaie était plus haut, bien placée dans le creux de son cou, pas très loin d’une artère. Il ne le savait que trop bien, pour s’être amusé à en titiller plus d’une il y a de cela encore trop peu de temps. Chaque souffle lui semblait être un souffle bouillant tant sa trachée était râpeuse. L’espace d’un instant, il crut sentir l’odeur de viande, puis un battement de cœur venir vriller ses tympans. Ca devait être le sien, qui se manifestait pour lui faire comprendre qu’il était toujours là, à tambouriner avec force dans sa poitrine, contre son torse sculpté par les années dans l’armée. Il avait tout le physique de l’homme résistant par excellence : grand, musclé, le regard toujours aussi vide, mais l’expression farouche, prête à affronter la mort pour défendre des idéaux qui faisaient battre le sang dans ses veines. Pourtant, alors que la nuit tombait lentement, il savait. Il savait déjà que ce soir, c’était tout autre chose qui faisait battre ses veines. « Buvez ça, vous avez encore beaucoup de fièvre. » Ce n’est qu’à ces paroles qu’Harlan se rendit compte qu’il transpirait, qu’un feu intérieur commençait à le bouffer lentement mais sûrement. Un feu qu’elle interprétait comme étant une fièvre forte due à la plaie, mais qu’il sentait comme étant une incandescence venue d’ailleurs. Du plus profond de son être, du plus profond de ce qu’il était à présent. Il attrapa donc le gobelet d’eau qu’elle lui tendait, pour boire tout son contenu d’une traite, le souffle cour. Ca ne marchait pas, ça ne faisait rien, comme si l’eau s’évaporait à peine pénétrée dans sa bouche. L’espace d’un instant, il perdit tous ses repères, avant de tenter l’impossible pour se mettre sur ses jambes. « Calmez vous ! Monsieur ! Vous avez de la fièvre et je dois insister ! » « Y faut que… je reviens. » Fieffé mensonge, mais dont elle se contenta, comme si elle n’osait pas trop l’approcher. Il inspirait la peur chez tout le monde, chez chaque personne qui voyait son visage marqué par les horreurs de son passé, chez chaque personne qui savait quelles activités il faisait pour son armée. Mais qu’importe, il n’avait pas l’intention de lâcher sa nation pour quelques idées de communauté. Quelques idées d’une simple infirmière. A peine sorti de la chambre, une puissante migraine lui traversa le cerveau, comme si une lance venait se ficher dans sa tête avec une violence inouïe, qui manqua de le faire chuter. Il se rattrapa sur le mur un peu plus loin, se contentant donc de vaciller légèrement avant de reprendre ses pensées. Cette fois-ci, il ne voulait pas décrocher des informations pour son pays, mais pour comprendre. Ne plus exécuter les ordres, mais savoir quels phénomènes traversaient son corps, qu’est ce qui était en train de le transformer, lentement mais sûrement comme une maladie qui polluait peu à peu son sang.

Saint-Louis, un temps qui ne devait plus être le sien. Une époque qui le dépassait, qui n’était plus la sienne. Il avait eu raison sur une chose à cette époque là, alors qu’il avait été complètement perdu dans l’incompréhension… il n’était pas revenu vers l’infirmière, cela avait bel et bien été un beau mensonge qu’elle avait gobé facilement. Comme dans ses souvenirs, c’était à ce prisonnier qu’il devait sa morsure, qu’il devait la vie qu’il avait actuellement. Toujours jeune, plus agile, rapide, fort qu’un simple humain. Que demander de plus ? Le repos éternel rien que pour s’expier de ses péchés ? Nah, ce bien être ne semblait pas lui être accessible, à croire qu’il avait semé bien trop de mal pour avoir droit à un répit dans sa vie. Il allait vivre des années encore sans que le temps ne semble avoir d'impact sur lui, entouré par une meute des siens, mais seul, désespérément seul au milieu de ses souvenirs. A quoi bon partager ce qui n’avait plus qu’à être enfoui dans une part de passé bien lointaine ? Il n’était plus un soldat. Du moins, plus le soldat qu’il avait été à cette époque là. Aujourd’hui, il avait pris sur lui la protection de ses supérieurs, et non plus la torture ouverte des prisonniers… malgré cette froideur qui faisait encore vivre son regard. Personne autour ne connaissait son passé d’humain, mais peu doutaient de sa détermination à remplir son devoir, et de sa capacité à repousser ses limites dans l’horreur la plus insupportable pour le commun des mortels. Encore une fois, il était un bon parti, digne de confiance, digne d’être le porteur de beaucoup de rôles, et l’Alpha de la meute, comme beaucoup d’autres alphas avant lui avait su distinguer ça chez lui. Ce qui le plaçait aujourd’hui dans une place relativement avantageuse parmi ses congénères lycans, sans pour autant qu’on en vienne à vouloir fouiller dans celui qu’il avait pu être à une époque. Ses secrets étaient morts avec ce prisonnier, qui était devenu son bourreau, puis son mentor. Il n’en était plus que le seul porteur à présent, et comptait bien le rester. C’était un défi de taille qui s’annonçait à lui à présent, en la douce compagnie de l’indomptable Lupa. Douce ou presque, puisqu’elle semblait s’évertuer à vouloir éloigner son garde du corps bien particulier, sans même se douter que toute sa vie durant, sa capacité à encaisser avait été sans cesse repoussée, vers des contrées qu’elle était encore loin d’atteindre, avec ses faibles résistances et rébellions. Mais elle, il n’avait pas le droit de la torturer pour calmer ses ardeurs rebelles. Ainsi, il allait devoir explorer d’autres traits de sa personnalité, des traits qu’il n’avait même pas exploité par son époque humaine, alors commencer aujourd’hui semblait tâche ardue. Quand bien même, il avait bien des années encore devant lui, s'il était chanceux en tout cas. Saint-Louis pouvait se montrer terre hostile parfois pour les siens.