20 août 2012, 15h26.

Noa se laissa tomber sur une des chaises en plastique de la petite salle et posa son regard droit devant elle, sur le mur au crépi blanc, à l’endroit exact où une fissure de trois centimètres creusait la peinture. Ses doigts se mirent à pianoter sur son jean, inconsciemment, en accord avec le rythme régulier des tic-tacs de l’horloge murale en verre. Les secondes passèrent comme des heures, chacune s’écoulant avec une lenteur qu’on aurait pu croire délibérée et chacune lui apportant un poids nouveau sur les épaules. Elle avait l’impression de s’affaisser, de se recroqueviller sur elle-même, au fur et à mesure que le temps passait. L’attente lui devenait insoutenable. L’ignorance qu’elle aurait voulu combler au plus vite lui tordait le ventre, lui serrait le cœur, et lui donnait envie de vomir, bien qu’elle n’ait rien mangé depuis la veille. Elle voulait savoir. Elle désirait être fixée au plus vite, histoire de se débarrasser de cette charge. Néanmoins, une heure s’écoula sans que rien ne se passe. Il y avait toujours ce bruit, celui qui accompagne les tours de la plus grande aiguille, il y avait également encore sa main qui triturait nerveusement son pantalon et il restait aussi cette minuscule fente qui lézardait le mur en face d’elle, mais pas le moindre signe de celui qui détenait la sentence. Il devait pourtant savoir dans quel état elle était, non ? Alors, pourquoi prenait-il autant de temps ? La porte s’ouvrit finalement, en douceur, conservant intact le silence écrasant qui régnait dans la petite pièce, et lui laissant découvrir l’homme qu’elle attendait. Il lui fit un signe de la tête et elle se leva aussitôt, s’élançant à sa suite. Ils déambulèrent un instant dans le labyrinthe oppressant que formaient les couloirs éclatant de blancheur du centre, avant de s’arrêter devant une porte. L’écriteau annonçait « Docteur M. Keegan. ». Noa s’arrêtât une seconde devant celui-ci, la gorge soudainement sèche et les tempes douloureuses. Elle n’avait pas envie d’entrer, elle n’avait pas envie de savoir, en fait. Car, au fond d’elle, elle connaissait déjà la réponse à sa question. C’était tellement évident. La douleur qui lui vrillait le cœur, au même instant, lui confirmait toutes ses craintes. Pourtant, elle inspira profondément, glissa ses mains tremblantes dans ses poches et franchit le seuil. Le docteur Keegan alla se placer dans son grand fauteuil en cuir et croisa les mains sur son bureau. « Je vous en prie, assoyez-vous, Mademoiselle Zolander. ». Noa s’approcha, mais secoua la tête. « Non, je veux juste avoir ma réponse et partir, pas m’attarder. ». Le docteur Keegan hocha la tête, avec un air compréhensif, avant de se racler la gorge. Elle crut qu’il allait lui dire quelque chose, mais le silence s’attarda un instant, investissant les lieux, et elle comprit sans qu’aucun mot n’ait besoin de sortir de sa bouche. Un frisson glissa sur sa peau et son cœur se rata, loupant un battement. « Je vous en prie… ». Cette supplique lui traversa la gorge pour s’échapper d’entre ses lèvres, sans qu’elle ait eu le temps de comprendre qu’elle la formulait. Elle lui apparut faiblement, tel le murmure pathétique d’un condamné à mort, comme si elle n’était plus qu’une simple spectatrice face à cette scène, celle qui marquait un tournant décisif dans sa courte de vie. L’homme se redressa alors et secoua lentement la tête de droite à gauche. « Je suis désolé. ». Ces trois mots lui coupèrent le souffle, la heurtant au ventre avec la force d’un coup de poing. Ils lui écrasèrent toutes pensées cohérentes. Elle vacilla, ses jambes cédèrent sous elle, incapables de la soutenir plus longtemps, et elle tomba sur une de ces chaises en plastique particulièrement laides. « Combien… Combien de temps ? ». « Entre six et douze mois. Peut-être un plus, si on effectue une chirurgie et que vous suivez un traitement de… ». Elle n’entendit pas la fin de la phrase, les nombres « six » et « douze » tournant dans son crâne à une vitesse folle. Ce n’était rien qu’une poignée de semaines, quelques jours… Oui, sa vie allait prendre fin à 22 ans, elle n’avait plus qu’un dernier anniversaire à fêter. Il ne lui restait plus beaucoup de temps. Et alors qu’il lui étalait tous les médicaments qu’elle devrait prendre, tous les effets secondaires que cela pourrait entraîner et qu’il lui expliquait cette opération sur le cœur, elle le trouva ridicule. Il lui était impossible de concevoir que ses derniers jours, elle allait les passer dans divers hôpitaux, sur des tables d’opérations, la poitrine ouverte, le cerveau dévasté par les médocs, ses bras troués de perfusions, alors pourquoi, lui, l’envisageait-il ? Sans doute parce qu’il n’était pas à sa place. Il la dévisageait de ce regard froid et clinique, qui signifiait qu’il ne comprenait pas. Elle laissa alors lui échapper un rire et il s’arrêtât net, haussant un sourcil surpris. Elle ne lui répondit pas, ses lèvres s’étirant en un simple sourire. Puis, elle se leva, le salua avec calme, avant de sortir. Le blanc des couloirs lui creva les yeux, le silence lui vrilla les tympans et cette odeur typique des hôpitaux lui donna la nausée. Mais, elle avança jusqu’à la sortie, se repérant dans ce labyrinthe de mort et de maladie aussi aisément que si elle avait construit les lieux. Faut dire que, avec le temps qu’elle avait passé ici… Oh oui, elle en avait perdu de ce temps si précieux. Les portes vitrées s’ouvrirent automatiquement devant elle et elle sortit sans marquer la moindre hésitation. Dehors, il pleuvait, comme si le ciel pleurait lui-même. Et alors que les gouttes glissaient sur elle, sur sa peau brûlante, se mêlant aux larmes nouvelles, elle se mit à hurler.


23 août 2012, 10h16.

« Le mésothéliome est une forme rare et virulente de cancer des surfaces mésothéliales qui affecte le revêtement des poumons (la plèvre), de la cavité abdo… ». Voilà de quelle façon l’article trouvé par sa mère dans google commençait. Par des mots compliqués qui lui donnait le sentiment de n’être rien d’autre qu’une maladie sur jambes. Noa avait disparu. Il n’y avait plus son sourire, son regard pétillant, ses remarques piquantes ou ses bons résultats aux examens. Il y avait simplement une jeune fille qui allait mourir. Dans très peu de temps. Une affaire de semaines, murmurait-t-on. Elle était perçue par toutes les personnes, qui savaient de quoi elle souffrait, de cette manière si peu conventionnelle. Lorsqu’ils la dévisageaient, leurs regards disaient tous « Elle va crever, la pauvre. » et elle avait juste l’envie mordante de leur dire de ranger leur compassion écrasante et pitoyable et de se la carrer là où elle pensait. Néanmoins, Noa était encore là, peu importe ce qu’ils en pensaient. Et ils avaient bien de la chance, car on lui avait inculqué un minimum de politesse, ce qui l’aidait à mettre de côté son impulsivité. Aussi, au lieu de rétorquer brusquement une réplique bien sentie à sa mère, elle se contenta de lever le regard vers elle, attendant sagement qu’elle prenne la parole. « Noa, je me suis renseignée. Si tu écoutes les médecins, tu as des chances de vivre plus de douze mois. ». Et voilà que ça recommençait. Personne ne comprenait. Personne ne faisait même l’effort d’essayer de comprendre. Elle soupira et se leva pour faire face à sa génitrice. « Maman, je ne veux pas passer mes derniers jours sur une table de billard, le sternum ouvert, complètement dans les vapes et malade à en crever à cause de la chimio’. Alors, c’est non, je te l’ai déjà dit. ». Les épaules de sa mère retombèrent, comme si elle avait retenu son souffle jusqu’ici, en attente de la réponse, et les traits de son visage abordèrent un masque de douleur. « Je voulais juste… ». Noa soupira et baissa les yeux, honteuse de lui faire de la peine, avant de venir la serrer contre elle, l’entourant de ses bras. « Désolée… ». Elle entendit sa mère sangloter contre son épaule et elle lui passa une main qui se voulait rassurante dans le dos. Elle détestait infliger ça à ses proches. Les voir souffrir pour elle lui était intolérable. Finalement, Madame Zolander se retira, les joues humides et les yeux rougis, une détermination farouche allumant cependant son regard. « Noa, je t’aime, mais… je ne peux pas laisser mourir une de mes autres filles sans rien faire. Je ne veux pas te regarder mourir petit à petit… ». Noa fronça les sourcils et s’écarta un peu plus de l’étreinte pour pouvoir dévisager plus facilement sa mère. Il était rare que cette dernière parle de sa sœur cadette, Zoey. En général, elle faisait plutôt comme si elle avait et n’avait jamais eu qu’un seul enfant. Elle avait retiré toutes les photographies d’elle, avait vidé sa chambre, mit dans des cartons au grenier toutes ses affaires, et ce malgré les protestations vaines de Noa. Elle n’avait jamais compris pourquoi sa mère avait réagi de cette façon. On dit souvent que chacun fait son deuil à sa manière, mais… La vérité est que Madame Zolander avait toujours eut des réactions étranges lorsqu’il s’agissait de « morts ». « Je veux que tu partes. ». Elle releva les yeux vers elle et secoua la tête, en signe d’incompréhension. « Je ne te regarderais pas te détruire, alors… pars. ». Noa cilla. Une première fois, puis une deuxième, son cerveau tentant d’imprimer ce qu’elle lui disait. Puis, lorsqu’elle comprit, un sentiment de vertige la saisit. Elle recula d’un pas pour pouvoir se retenir au bureau. Elle ne savait pas si c’était la maladie ou la nouvelle qui était à l’origine de cet étourdissement, mais… quelle importance ? De toute façon, les deux étaient là, bien réelles.

Le visage de sa génitrice s’empourpra et elle se mit à lui hurler dessus, les larmes se mêlant au flot de paroles qu’elle débitait. Sa mère fuyait. Elle se montrait lâche, refusant d’affronter les choix difficiles de sa fille, refusant d’admettre qu’elle allait crever et qu’elle ne pouvait rien y faire, refusant et rejetant de ce fait le sentiment d’impuissance qui gangrenait son cœur. Noa voulut mettre fin à cette tirade tragique qui lui donnait envie de pleurer, aussi fit-elle volte-face. Elle se précipita dans sa chambre et sortit une lourde valise de sous son lit. Elle l’ouvrit, puis se dirigea vers son armoire, où elle y piocha quelques vêtements. Elle fourra ensuite dans l’énorme bagage son nécessaire de toilettes, le bocal fermé où elle entreposait quelques économies à l’abri des banques et un cadre contenant une photo d’elle et Zoey à l’âge de huit ans, avant de fermer le tout et de sortir. Elle se dirigea en trombe vers la porte d’entrée et sortit dehors. Il pleuvait encore et les nuages gris et bas annonçaient probablement un orage. Elle revint sur ses pas, s’empara d’un manteau et s’arrêtât sur le seuil. Sa mère était affalée dans un fauteuil, le regard vitreux, les mains cramponnées au bras du meuble. Elle était la dernière famille qu’il lui restait. Zoey n’était plus là, son père qui subissait le stress de son métier de pompier et qui s’acharnait à enchaîner clopes sur clopes était mort il y a cinq d’un cancer des poumons, alors… Oui, il n’y avait plus qu’elle. « Je… ». Ses lèvres tremblèrent et elle ne put finir ce qu’elle avait commencé. Elle baissa alors la tête et sortit de la maison familiale sans un regard en arrière.


23 août 2012, 13h07.

Elle glissa un autre billet sous la vitre qui protégeait le type et celui-ci consentit enfin à lui donner un ticket. Elle le prit et se détourna aussitôt, en direction du quai indiqué. Le numéro 2. Sa lourde valise pesait à son bras, sa capuche lui tombait devant les yeux et elle avançait tête baissée pour que personne ne puisse la reconnaître ; elle avait l’impression d’être une vagabonde. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle aurait pu se rendre. Elle avait acheté une place pour monter à bord d’un bus qui l’emmènerait dans une destination aléatoire. Elle n’avait pas même regardé. Elle arriva au quai et constata que son nouveau moyen de transport était là. Le chauffeur l’aida à hisser sa valise dans la soute à bagage et elle lui montra son billet. Alors qu’il l’examinait, elle sentit une vibration dans sa poche. Elle sortit aussitôt son téléphone et vit le mot « maman » s’agiter sur son écran. Elle jeta un bref coup d’œil autour d’elle et fit demi-tour pour se rendre près d’une poubelle. Elle décrocha enfin et ne lui laissa pas le temps de parler. « Je t’aime aussi, maman. ». Puis, elle coupa la communication et fit tomber l’appareil dans le sac, avant de revenir vers le chauffeur qui l’interpellait. Ainsi, personne ne la retrouverait jamais.


24 août 2012, 02h54.

Elle se laissa tomber dans son siège, côté fenêtre, et retira sa capuche trempée, avant de poser sa tête contre la vitre. Il faisait nuit, des éclairs blancs déchiraient le ciel d’encre à intervalles irréguliers, et le tonnerre grondait. Une averse battait le béton de la station-service dans laquelle le bus s’était arrêté pour faire un plein d’essence et le gros écriteau « Chez Leon » clignotait, menaçant de s’éteindre à chaque instant. C’était là le dernier arrêt avant… Elle sortit de nouveau son billet, l’encre noire des lettres avait coulé, mais elle réussit à lire ; Nouvelle-Orléans. Elle soupira et posa ses doigts sur la vitre froide, marquant la buée qui venait de se créer par son souffle. Elle avait déjà entendu parler de cette ville, c’était plutôt grand d’après ce qu’on avait pu lui en dire. Ce serait parfait pour se fondre dans la masse et se faire oublier. Elle pourrait vivre une dernière fois comme elle l’entendait, avant de s’éteindre en toute solitude. Sans blesser personne. « Zola’. ». Noa se redressa brusquement, soudainement alerte et parfaitement consciente. Personne ne l’appelait jamais comme ça. Excepté sa sœur. Elle tourna la tête à sa gauche, mais rien. Il n’y avait qu’une dizaine de passagers et tous semblaient dormir du sommeil des justes. Elle laissa sa tête retomber contre le dossier et passa ses doigts sur ses yeux douloureux. Elle n’avait pas dormi depuis bien trop longtemps. Voilà qu’elle commençait à entendre des voix. Et elle n’avait pas besoin de ça. Cela lui était déjà arrivé quelques fois auparavant et c’était toujours perturbant. Cela faisait inéluctablement ressurgir de vieux souvenirs qu’elle préférait garder prisonniers. Zoey était sa sœur jumelle, mais elle était morte à l’âge de neuf ans. Quelqu’un l’avait enlevée, violée, puis tuée. C’était Noa qui l’avait retrouvée. Elle était descendue un peu plus tôt, un matin, à la cuisine, perturbée par des cauchemars épouvantables qui l’avaient tenue éveillée une bonne partie de la nuit, et elle avait aperçu des mouvements dehors. Elle était sortie et avait découvert le corps sans vie de sa sœur. La gorge tranchée, les vêtements déchirés, exsangue. Ses yeux étaient écarquillés d’effroi. « Fais attention. ». Noa sursauta, ramenée brutalement à la réalité. Elle tourna derechef la tête et vit alors quelqu’un qu’elle pensait ne jamais revoir. Elle plaqua une main contre sa bouche pour étouffer un cri et se colla contre la vitre pour tenter d’échapper à cette vision d’épouvante. Elle était là, Zoey, portant la tenue de son enterrement, assise sur le siège passager, le regard fixé sur elle, la gorge fendue. Noa ferma les yeux, crispant ses paupières pour ne plus rien voir de ce cauchemar et lorsqu’elle les ouvrit, tout avait disparu. Ce fut la première fois qu’elle revit sa sœur, mais pas la dernière.


« Quand on sait qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps, on fait tout pour vraiment profiter. Enfin, du moins, c’est comme ça que j’envisage les choses. Je sors, je m’amuse, je souris. Je fais comme si, moi aussi, il me restait ma jeunesse à vivre. Pas comme si je devais déjà apprendre à mourir. Non, pas comme si j’allais crever dans un an. Peut-être moins, en fait, qui sait ? Le problème, c’est que j’y pense presque constamment. J’ai une boule à l’estomac, la gorge nouée, et ma faiblesse me rappelle que je ne suis qu’une survivante en sursis. Rien de plus. J’ai peur. Je suis inconsciente. Et je vois des choses… Il y a ma sœur, juste là. Vous ne la voyez pas ? Je suis peut-être folle alors. J’en sais rien. Je sais juste que, vraiment… Putain, je suis morte de trouille. Je veux vivre ! »

Trois jours que Noa est arrivée. Un p’tit appartement loué en poche grâce à l’héritage de son père et de ses économies, un boulot dans un endroit un peu différent, mais pas déplaisant, et une ville… Il n’y a pas de mots. Il y a des lumières partout et les rues fourmillent constamment de personnes pleines de chaleur et de vie. Néanmoins, depuis qu’elle est arrivée, elle se heurte à des visions qu’elle préférerait autant oublier. Il y a des gens qu’elle seule peut voir et c’est vraiment déstabilisant. De plus, le problème n’est pas résolut, elle se sent toujours aussi creuse et aussi malade à l’intérieur.