Elle était presque prête. Avachie sur le fauteuil tassé du salon, je l'écoutais se préparer. Byron et la plupart des jaguars étaient en chasse à cette heure avancée de la soirée. La fragilité de cette princesse féline n'avait d'égal que sa détermination. Elle voulait être parfaite ; et elle le serait, sans aucun doute. De là où j'étais, avec un minimum de concentration, je parvenais à sentir son hésitation. Le frottement des tissus contre sa peau diaphane, encore trop privée de soleil. Le crissement du crayon contre sa paupière pâle, puis celui du coton imbibé de lait, défaisant sa toile... Dans ce vaste manoir passablement en état, il n'y avait pratiquement qu'elle, et moi. Nommée Kali depuis peu, je savais néanmoins que les présents jamais n'oseraient contester mes choix. L'adolescente avait été sous ma coupe bien avant la formation du pard, et je m'étais habituée à garder un œil sur elle, à défaut de Shawn. Avec le temps, je m'étais attachée à elle autant que s'il s'était agi de mon propre joyau. J'éprouvais ce même désir de protection et de possessivité à l'égard de London. Quoiqu'il en soit, m'occuper des jeunes ne me déplaisait pas. Sans doute parce que je m'entendais mieux avec eux en règle générale qu'avec leurs aînés. Je possédais moi aussi cette insouciance qu'ils arboraient et comprenais leur amour du risque et ce besoin inconscient de se mettre en danger. Cette envie d'adrénaline et de s'exposer. Seulement, je leur montrais d'autres façons de s'y soumettre, un brin moins périlleuses. Il en allait de leur survie et de celle de l'espèce. Je n'étais pas suffisamment stupide pour l'ignorer complètement. Disons que j'avais mes propres méthodes ; des méthodes que les anciens ne comprenaient pas, préférant la violence et la domination à outrance. Moi, je poussais mes petits à bout et ils finissaient par comprendre d'eux-mêmes. Mais je ne m'énervais pas ni ne les brusquais à aucun moment. L'expérience faisait tout, ou presque.

Ravissante, l'enfant quitta son antre, fin prête, pour me retrouver dans l'entrée. L'entendant descendre les escaliers quatre à quatre, j'avais daigné sortir de ma torpeur et enfiler un blouson léger. Je commençais à reprendre goût à la vie, après la disparition brutale de Luciano. Notre union avait été si violente que m'en défaire s'était avéré difficile. Son départ m'avait brisée, pour autant, j'avais été bien obligée de passer outre et de reprendre mes fonctions auprès des miens. Croiser un Bashert et se le voir enlevé si brusquement est une chose que je ne souhaite à personne. Il était bien le premier à avoir éveillé en moi tant de sentimentalisme, et je m'étais jurée qu'il serait également le dernier. Trop d'inquiétude et de souffrance pour une seule femme. Sans compter qu'il avait piétiné ma fierté à un point que je n'aurais cru possible. J'avais d'ailleurs horreur d'en parler, et quand on posait des questions, je ne répondais jamais. Les gamins étaient champions à ce jeu là.

« On y va ? » Je posai la question sans y attendre de réponse, car considérant la flamme dévorante qui sublimait son regard, Nina trépignait d'impatience. Elle quitta le manoir devant moi, et se précipita dans l'auto. Je la suivis sans mot dire et pris le volant aussitôt, direction le centre-ville. Mon permis était un faux, tout comme l'assurance présumée du véhicule, mais mes réflexes étaient assez bons pour ne guère s'en soucier. J'enfreignais des règles depuis la nuit des temps et c'était aussi mon travail que d'apprendre aux jeunes à les contrer. Chaque chose en son temps ; pour l'heure, je conduisais la Bête fraîchement nourrie vers les boîtes branchées de La-Nouvelle-Orléans. La jeune femme serait enfin libre d'y apprécier son vorace appétit, s'abandonnant quelques instants à ses désirs de séduction. Concernant la fin de soirée, j'avais déjà en réserve l'intention de la traîner au Narcisse. J'allais y reprendre mon travail et l'annoncer au patron en personne. Mais de cela, elle ne savait rien. Cela faisait justement partie du plan ; puisqu'elle rêvait de briser les tabous et d'indécence, autant la choquer dans les règles de l'art.

« Après toi », dis-je en posant un pied sur le trottoir. Garée en centre-ville, je désignai du menton la rue voisine, au bout de laquelle se trouvait le premier bar de la soirée. La surprise eut l'effet escompté ; elle se mit à trottiner devant moi, l'air enchantée. « Tu connais les règles » dis-je devant la porte d'entrée. Évidemment, elle les connaissait, et il n'était guère indispensable de les lui rappeler. J'avais confiance en eux et ils me le rendaient toujours. « Elle est avec vous ? » Sur sa carte d'identité, elle arborait le même nom que moi, évidemment emprunté. « C'est ma sœur ». Et le vigile nous laissa entrer.