Elle habitait au dernier étage d’un immeuble mansardé, dans une impasse très étroite là où le soleil ne passait pas. Et quand dans sa routine elle prenait le temps d’ouvrir les volets, ce n’était que pour entendre le doux battement du linge suspendu au-dessus du vide, aux fenêtres voisines. Elle soupirait un peu, à chaque fois que l’air, sec, venait frétiller ses narines endormies. Comme chaque matin, elle nouait en un chignon lâche d’étonnantes boucles blondes qui tombaient, lourdes, sur ses frêles épaules.
Une fesse posée sur le radiateur qui se situait tout juste en-dessous de sa fenêtre, elle pouvait rester là longtemps, bercée par le tic tac incessant d’une pendule accrochée à quelques pas de là, et qui cherchait sans doute à arracher la malheureuse à ses rêveries. Mais il n’y avait rien à espérer de cette demoiselle-ci, elle ignorait les choses avec malice. Et rien ne semblait pouvoir interrompre ces moments d’intimité qu’elle s’accordait de temps à autres.
Elle ne réagissait vraiment qu’au contact contre sa jambe d’un chat de gouttière, recueilli par charité, qu’elle n’avait pas encore nommé en réalité. Simplement elle s’était prise de tendresse pour la chose.

Elle vivait dans un taudis, humide, et situé dans un quartier peu fréquentable. Pourtant, derrière ces ombres, cette misère omniprésente, elle rayonnait. Elle ne s’inquiétait pas des soudaines disparitions, se contentait seulement de quelques mots, compatissait docilement au malheur des uns. Elle restait à sa place, modeste et humble. Tout à fait convenable malgré les circonstances. En vérité, elle était d’une naïveté et d’une innocence touchante, tant elle ignorait ce qui se tramait à quelques portes de chez elle.
Il arrivait qu’on la trouvât pleine de sensibilité, le sourire gentil. On admirait ce joli minois, une adorable bouille, les traits doux, ses grands yeux veloutés. C’était quelque chose quand elle battait soudainement des cils, elle se faisait biche. Elle vivait pleinement, toujours très étonnée.
Mais cela n’empêchait jamais la critique. On trouve toujours à redire aux bonnes gens. Elle travaillait dans une usine de parapluies, mais les couturières de là-bas avaient une très sale réputation. Un excellent prétexte pour en rajouter une couche : ce n’étaient pas des ouvrières sinon de véritables langues de vipères qui médisaient avec un plaisir non dissimulé sur chaque habitant du quartier. Aussi, on mettait rapidement tout le monde dans le même sac. Et il était vrai que, dans un excès de lâcheté et un souci de confort, il lui arrivait de participer aux conversations. Jamais très activement, mais c’était plus que suffisant pour que la demoiselle ait des remords et de quoi raconter à l’abbé du coin. Oui, il lui en fallait très peu pour culpabiliser. Un rien lui faisait monter le rose aux joues, et il fallait qu'elle se confie à tout prix sur les récents évènements de sa vie.

La jeune femme était croyante, elle-même fille de pasteur. Aussi, on avait toujours veillé à sa bonne conduite. Et elle avait tout ingurgité, sans poser de questions, tout juste résignée. C’était simplement dans l’ordre des choses, disait-elle sans grande conviction. Ca n’avait rien de contraignant, se lever un peu plus tôt le dimanche pour assister à la messe. C’était un bon exercice, une façon d’occuper son temps. Remercier Dieu avant chaque repas, un meilleur moyen de savourer les plats. Depuis l’enfance, les habitudes quotidiennes n’avaient jamais vraiment changé. Pour tout vous dire, si elle avait joué les enfants de cœur dans son enfance, elle faisait aujourd’hui partie de la chorale de l’Eglise. Elle faisait les lectures, et se confessait régulièrement. Soit toutes les semaines. Et si on lui avait dit qu’il rodait autour de la Nouvelle Orléans de drôles de créatures, eh bien ! elle ne l’aurait jamais cru. Parce que Dieu, qui était amour et bonté, n’aurait jamais permis l’existence de telles choses.

Elle était assez simple d’esprit. Elle n’attendait d’ailleurs rien de la vie. Elle se contentait de peu, aspirait seulement à rejoindre un couvent quelques années plus tard. On l’avait si bien conditionnée, qu’elle n’avait jamais imaginé finir sa vie autrement, au grand regret de ses parents qui auraient aimé la voir fonder une famille. Mais elle avait pour ainsi dire condamnée cette idée. Elle n’aimait pas vraiment les hommes, et n’y voyait que des rapports compliqués. Oh ! Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir essayé. Elle avait eu une relation, plutôt courte, avec un certain jeune homme dont le nom lui restait encore trop douloureux pour qu’elle n’ose se prononcer dessus. Non pas qu’ils ne s’entendaient pas, au contraire après deux mois, ils s’étaient même installés ensemble. Seulement. Monsieur était parti quelques semaines plus tard, sans aucune raison.
Elle l’avait bien cherché, un moment. Avant de voir les choses en face, elle avait bel et bien été abandonnée. De là, après une période de dépression et un passage chez le psy obligatoire, elle n’avait plus tenté sa chance.

Elle n’avait pas beaucoup de fréquentations non plus d’ailleurs. Elle avait toujours mené une vie tranquille, et cherchait tout juste à être en paix avec elle-même. Du reste, elle se fichait bien. Et s’il lui arrivait de faire preuve de bonté, parce que c’était une personne fondamentalement bonne, elle ne perdait jamais de vue son objectif. De ce fait, on s’accordait assez bien pour dire que la jeune femme avait tout d’une égoïste.

A dire vrai, si on devait lui reprocher une énième chose ce serait sûrement ce penchant pour le café. Elle portait toujours sur elle un thermos, et en buvait à toute heure de la journée. Elle avait commencé au lycée, quand les pauses se faisaient autour d’une grosse machine.
Depuis, elle s’installait régulièrement dans un café en ville, pour une simple soirée, des musiciens et des chanteurs peu connus, mais qui faisaient le bonheur d’un petit peuple rassemblé autour d’une table, quelques chaises, un bon repas. Quand elle n’avait pas la tête à flâner, elle aimait se poser dans un coin de la salle, invisible. Un livre à la main. Non vraiment, la solitude ne l’avait jamais dérangée. Elle avait toujours été comme ça, une enfant réservée qui cachait sa tête dans un gros bonnet quand on s’approchait un peu trop près. Aujourd’hui encore, elle avait ce comportement pas toujours très anodin. Il arrivait qu’on la traitât de demeurée. Simplement, elle n’était pas tout à fait comme vous et moi.

Elle partait toujours très tôt, au petit matin. Elle aimait à rejoindre les rues principales, s’attarder devant les boutiques, rêvasser. Quand il pleuvait, elle marchait consciencieusement dans les flaques. Elle ramassait ce qui se trouvait par terre : tout l’intriguait.
Son corps errait tout doucement, elle balayait des yeux les choses qui l’entouraient, s’attardait sur chaque détail avec une lenteur qui lui était propre. On la trouvait d’ailleurs trop curieuse, à laisser ses oreilles traînées derrière une porte, un mur. Et ses yeux suivaient toujours, elle regardait consternée. Avide. Elle fouinait beaucoup, partout.
Elle étonnait facilement, on s’en doute.

Elle était d’un naturel étrange, sans doute un peu vintage, mais pas moins charmant. Certes, on ne pouvait pas vraiment dire qu’elle était particulièrement jolie. Mais il lui restait encore un petit quelque chose, là, quelque part, qui la rendait désirable. Pourtant, rien ne la mettait à son avantage. A son âge, elle ignorait encore comment faire pour se tenir droite. Son corps était tout ratatiné, paraissait difforme. L'air de rien, elle ne semblait pas être à sa place. De plus, elle était très mal fagotée. Une jupe un peu longue qui la « mémérisait », un chemiser tout simple, correctement boutonné. Sans charisme, sans classe. Elle s’habillait avec des vêtements ayant appartenu à sa grand-mère. Cette femme là ne faisait pas de chichi, et n’avait jamais trouvé aucun intérêt à toutes ces virées shopping qui étaient si à la mode ces derniers temps. Elle haïssait la société de consommation. Pour être tout à fait franc, elle ne s’autorisait qu’un peu de rouge sur les lèvres, unique preuve de sa coquetterie. Et parce qu’il fallait bien admettre que le rouge se mariait divinement bien avec ses airs de petite blonde ingénue.

Tout en flânant dans un labyrinthe de rues, elle remontait ensuite d’un pas tranquille jusqu’au prochain arrêt de bus. C’est que, malgré un comportement absent, la jeune femme aimait être à l’heure. La ponctualité avait son importance, surtout quand on avait déjà failli perdre son emploi. Car même si elle travaillait à l’usine depuis près de quatre ans maintenant, et que sa vie prenait des allures de routine depuis un long moment déjà, les choses n’étaient pas toujours très simples. N’ayant jamais fait d’études, faute de moyens, elle avait cherché très tôt à rentrer dans la vie active. Ca c’était d’abord traduit par une multitude de petits boulots, souvent ingrats, avant de rejoindre le banc des couturières. Elle n’avait jamais rien fait de ses mains, et pendant un moment on avait hésité à la prendre en formation. Pour de vrai, elle ne devait cette chance-là qu’à la démission d’une femme, tombée enceinte et qui avait ainsi préféré élever son enfant. Les premiers mois avaient été difficiles, et elle gardait encore quelques cicatrices sur ses doigts, très légères. Digne d’une petite abeille travailleuse. Et puis il y avait eu toutes les mesquineries que l’on retrouve bien souvent à l’usine, chez toutes ces femmes-là. Quelques sermons un peu durs pour la petite nouvelle, de quoi vous rabaisser un peu. On s’acharnait souvent dessus. Et si les choses s’étaient nettement améliorées depuis le temps, il n’empêche que, parfois, à force de se laisser marcher dessus, il lui arrivait de verser quelques petites larmes. Jamais en public bien sûr, la dame avait sa fierté. Mais elle avait les nerfs fragiles, et qui lâchaient donc facilement.

Voyez, cette fille, cette vie, ce n’était pas la fleur des pois. Elle menait un quotidien plutôt banale, et assurément, il ne lui était jamais rien arrivé d’extraordinaire. Comme déjà dit, elle était bien rangée, profitait de la vie à sa manière. Alors certes, aux yeux des autres, ça pouvait paraître ennuyeux. Mais c’était sa vie, et malgré les inconvénients qu’elle pouvait bien avoir, ça lui suffisait amplement. Elle avait eu des parents aimants, qui avaient su faire d’elle une demoiselle très bien élevée, on ne lui avait jamais donné de quoi se plaindre dans sa jeunesse. Elle ne regrettait pas grand-chose, simplement elle aurait aimé étudier la littérature, peut-être partir dans un autre pays. Mais ça restait seulement dans un coin de la tête, après tout, elle était tout à fait indépendante et autonome à présent, même si, ça, il fallait le reconnaître, elle s’occupait très mal d’elle-même.
Enfin malgré un décalage certain, elle vivait dans son temps. Le passé, c’était le passé. Ne comptait vraiment à ses yeux que l’instant présent.