~ Mai 2002.

Je reprends forme humaine. Nu comme au premier jour, j’observe le monde avec mon regard d’homme. Je prends le temps de m’habituer. Mon regard papillonne, tente de reconnaitre mais ne reconnait point. J’ai perdu la notion du temps. Mais le monde a bien changé depuis la dernière fois. Je cherche. Des points de repères, quelque chose de familier. Je n’ai pas peur. Je n’ai plus peur depuis longtemps. Je cherche toujours. Je ne sais pas quand c’était, la dernière fois. Je sais que j’avais juste décidé de ne plus revenir. Pourtant, je suis là. Je suis redevenu moi. En réalité, cela fait vingt ans que je n’étais plus de redevenu moi. Je l’apprendrais plus tard en retrouvant la ville. Vingt ans que j’ai passé dans la peau de l’animal, sans jamais revenir. A parcourir les terres américaines avec sa peau à lui, son regard et ses instincts. Je l’ai suivi lui, c’est comme si je m’étais laissé emmener par ses envies. J’ai suivi ses désirs, ses instincts. Je n’ai pas découvert le monde entier, juste les terres qu’il voulait explorer. J’ai savouré chaque instant, en simple touriste dirions-nous. Je sais que lui, c’est moi. Mais je le distingue encore de moi, même après tout ce temps. Lui et moi, nous sommes uns, mais nous gardons des avis différents sur certaines choses. Mais j’ai énormément évolué grâce à lui. Quand j’ai enfin concédé à l’écouter, ma vie a changée. Vous savez, quand on m’a mordu, ce n’était pas un accident, c’était totalement prémédité. Je n’ai manqué à personne, ma mère était une catin des bas quartiers, elle m’avait gardé parce que je pouvais toujours lui être utile un jour ou l’autre. Je lui ai servi de videur, en quelque sorte quand un client s’acharnait, je devais l’éjecter. Je n’ai jamais supporté d’entendre ma mère se faire baiser dans la pièce à côté en sachant que j’allais devoir interrompre leurs ébats à la fin du temps impartis. Mais je ne l’ai jamais abandonné, je ne sais pas pourquoi. Ma situation n’a pas beaucoup évoluée après mon attaque. Perdu, ne contrôlant plus du tout mon corps et ne sachant plus que croire, une vampire m’a ramassé, pauvre petit chat de gouttière et m’a sorti du caniveau. A l’époque, je l’aurais suivi jusqu’au bout du monde. Parce qu’elle disait pouvoir m’aider. Magnifique, une déesse sur terre, au charme irrésistible. Elle m’a aidé, au début. Puis les sourires se sont effacés et ça à commencer. Reconnaissant, j’ai cédé à tout. Pomme de sang, esclave sexuel, elle a bridé mes instincts me persuadant que la bête en moi ne voulait que me détruire et que je devais toujours avoir le dessus sur elle. J’ai tout pris sur moi. J’ai également appris à cacher mes émotions parce que celles-ci excitaient ma maitresse. Cela a duré un vingtaine d’année, tout au plus. Sous le charme de cette créature, je croyais l’aimer, alors qu’elle me faisait vivre un enfer. Chaque souvenir que j’ai de cette époque est douloureux et humiliant. Jusqu'au jour où j’ai enfin réagis. A force de côtoyer l’animal, j’ai fini par céder et l’écouter. Je crois que c’était tout ce que je voulais. Céder à ma nature vraie. Ne plus subir comme je le faisais depuis ma naissance. Réagir et contre-attaquer. Une révélation. Je m’en suis pris à la sirène vampire et j’ai disparu. Je me suis alors retrouvé seul et je n’ai rien connu d’aussi bon. La liberté m’était acquise. Après quarante-quatre ans de servitude, d’abord avec ma mère et ensuite avec cette femme vampire, j’étais libre. Et j’ai pris conscience de ce que cela signifiait. J’ai alors suivi mes instincts, j’ai écouté l’animal et j’ai appris de lui. J’ai découvert que mes souvenirs étaient moins douloureux quand c’était lui qui était là. Qu’ils disparaissaient même. Ou presque. Mais en jaguar j’oubliais ou n’y pensais plus. J’étais obnubilé par ce que je ressentais, ce que je voyais, sentais, touchais. J’ai pleinement vécu à travers lui, oubliant le Simeon que j’étais et me forgeant mon caractère à travers lui. La bête était dominante et après vingt longues années à être brimée sans arrêt, elle faisait pleinement valoir ses droits. Elle m’enseignait, me forçait et me défiait. J’avoue que j’ai perdu la notion du temps. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il s’était passé vingt ans depuis ma dernière transformation. Le temps passe différemment avec l’animal, il est moins important. En observant le monde devant moi, je me rends compte que j’ai beaucoup à apprendre de ce monde-là et que je n’ai pas intérêt à m’égarer si je ne veux pas me perdre à nouveau.

Aujourd’hui, j’ai suivi mes envies. Voyager et découvrir le monde est ma seule passion. Après être revenu sur terre et avoir renoué avec la civilisation, j’ai suivi des études en journalisme et je suis devenu reporter. Je passe la moitié de mon temps à jouer les citoyens modèles et l’autre moitié à retourner aux sources avec mon seul ami. La seule raison qui me pousse à redevenir humain aujourd’hui, c’est un certain besoin de sociabilité, que je ne veux pas avoir avec l’animal. En jaguar je ne ressens pas ce besoin des autres. Mais j’ai beau aimer ma solitude je crois qu’au bout d’un moment, croiser un visage humain me fait du bien. Je suis à moitié humain après tout.