« La mort n’est pas une solution, Luciano. »
J’ignore où je suis. J’ignore pourquoi je suis là.
Mais j’ai froid, et ça sent le soufre. C’est tout ce que je dois savoir.
« Ta dette n’a pas encore été payée, notre accord n’est pas terminé. » Son ombre rampe le long de mes joues fiévreuses, embrase mes pommettes, coupe le moindre de mes souffles. Il m’oppresse, même dans ce royaume de silhouettes et de néant mouvant, où toute palpation semble impossible. « Si tu meurs avant de m’avoir satisfait, jamais je ne t’accorderai ta chère liberté. Tu passeras le restant de ton éternité en Enfer, à mes côtés...Une perspective fort agréable, tu ne trouves pas ? »
Cette perspective, abominable au possible, me fait l’effet d’un seau d’eau balancé en pleine figure. Brutalement je reviens dans le monde des vivants, m’éveillant en sursaut, l’estomac serré et le souffle coupé. Il fait jour, le soleil me gratifie de ses rayons chatoyants, et chasse toutes ces ombres. Tous ces tourments incessants.
« J’vous l’avais dit, il est cinglé ce rital. » Je regarde autour de moi, j’inspire plusieurs fois. Je ne sais toujours pas où je suis. Mais je n’ai plus froid, au contraire…et ça ne sent plus le soufre. Ça empeste la sueur, le mâle mal léché, et les miasmes propres à l’imperfection de l’humanité. Putain, je suis dans le monde réel. « Monsieur Delmonti, vous allez bien ? » Le regard hagard de cette infirmière ne me rassure pas. « Regardez-moi ! » Je lève les yeux vers elle, et la fixe, longuement. Ses iris brûlent d’une inquiétude marquée, d’une parfaite humanité. Je me calme, respire un bon coup, retrouve mon stoïcisme habituel. « Il me faut une clope. » D’un geste nerveux, trahissant mon soudain manque de nicotine, je m’empare d’un paquet de cigarettes soigneusement dissimulé sous mon oreiller. Sans plus tarder je m’en allume une, et les yeux fermés, je m’enivre de ce délicat parfum de cancer. « Vous êtes au courant que vous avez une blessure grave ? » Regard oblique, sourcils relevés, légère incompréhension. « Ouais ! Y’a l’autre siphonné de cureton qui l’a planté, en gueulant dans toute la cafète que c’était le Diable ! » Elle soupire. « C’est p’ t’être un cinglé, mais il a raison, j’vous le dit ! Depuis qu’il est là, y’a tout le monde qui crève ! » Je ne les écoute plus. Leurs voix disparaissent dans les méandres de ma mémoire, tandis ce que s’élèvent les murmures abrutissant du côté sombre de mon esprit. « Ta dette n’a pas encore été payée, notre accord n’est pas terminé. »
Quand cesserait-il de me harceler ?


Ce mur est dégueulasse. Y’a de la crasse partout, sur le plat comme dans les coins, et même dans les endroits les plus insoupçonnés. Les joints sont moisis, le carrelage est gris. Quelques lézardes imprégnées de sang séché soulignent la propension des taulards à utiliser leur environnement pour s’entretuer. Alors…pourquoi je presse ma tête dessus ? J’ai plus la force de la tenir. Je tiens à peine debout, dans cette douche commune où je suis seul désormais, à fixer ce putain de mur sous la flotte gelée. Les gouttes d’eau épousent les courbes parfaites de mon corps, cet artefact d’un monde où je n’ai pas franchement ma place. Un artefact destiné à aguicher les âmes faibles et à les pousser par-delà le gouffre de la perdition. Une statue de chair, parsemée comme ce mur de lézardes sanguinolentes, dissimulée parfois sous des tatouages. Des dessins censés illustrer certains moments de ma vie, comme le veut la coutume de tous les mafieux. Comme cet ange aux plumes d’ébène, esquissé dans mon dos, et tendant à une âme mourante le seul contrat de toute sa vie. Comme ce flingue parsemé de roses sur ma poitrine, signe distinctif du lègue de mon défunt paternel. Comme bien d’autres, en définitive, tant ma vie se veut être un amas de tuiles et de malchances.
« Delmonti. » Je tourne la tête, relance ma chevelure détrempée en arrière, et fixe ce garde venu à ma rencontre. « Magne-toi de t’habiller, le directeur veut te voir. »
J’obéis. De toute façon, je n’ai pas le choix. Personne ne me laisse jamais le choix. Je ne m’en plains pas, j’ai l’habitude, ça se voit sur ma tête de déterré. Je le vois à chaque fois, quand je me regarde dans un miroir. Mes yeux brillent toujours de cette lueur malveillante, d’un rouge orangé très léger, me rappelant sans cesse pourquoi je suis là. Putain, papa, pourquoi t’as fait ça ? Certains contrats ne se concluent pas. Encore moins s’ils visent à échanger la vie d’une personne contre celle d’une autre. Tu m’as rendu esclave de ce monstre, son ombre embrasse la mienne, son pouvoir coule dans mes veines. Je n’ai plus de sommeil, mes nuits n’ont plus de lune, je vis sans lumière.

« Le voilà, m’sieur le directeur. » On m’assied de force devant le patron de cette maison. « Débarrassez-le de ces chaînes, ce n’est pas un monstre bon sang ! » Le gardien semble surpris. « Bah, vous savez m’sieur, y’en a qui disent le contraire. Et puis, c’est quand même le rejeton Delmonti. » Il me détache, les liens tombent dans un cliquetis insupportable. « Eh bien, il saura se tenir. Ce sont des criminels, mais ils ont du savoir-vivre. On ne peut pas en dire autant de la majorité des détenus de cet établissement. » Un léger sourire étire mes lèvres fines. « Laissez-nous. » Le gardien s’efface, disparaît derrière la porte. Le silence s’impose au cœur de cette pièce simplement, quoique sympathiquement décorée. « Vous m’épatez, monsieur Delmonti. » J’arque un sourcil, l’incompréhension la plus totale envahit les traits de mon visage. « Vous êtes l’héritier de l’organisation criminelle la plus puissante de Miami, et même sans avoir eu le temps de faire prospérer vos affaires, vous avez réussi à vous attirer les grâces des personnes les plus influentes de ce pays. C’est très fort. » Mon sourire s’agrandit. « Mon pouvoir n’est issu que des contrats que je conclue, monsieur le directeur. Et c’est en général ces gens très influents qui viennent me voir, car malgré leur grade et leurs relations, ils ne parviennent pas à exhausser leurs désirs. Moi, je le peux. Il suffit de savoir y mettre le prix. » Le vieil homme fait preuve d’une certaine perplexité, et d’une perplexité certaine. « Quel genre de prix ? » Je souris de nouveau, la malice du démon guidant le moindre angle de mes traits. « Le prix de ce qui n’en a pas. »

Je suis sorti de taule le 12 juin 2011, six mois après mon incarcération. Le gouverneur avait été satisfait de notre petite entente, et avait cherché à obtenir mes faveurs en me libérant des griffes de la justice. Il est décédé trois semaines plus tard, déchiqueté dans sa chambre d’hôtel. A qui la faute ? A un « animal » selon les journaux. A l’inconnu selon tout le monde. A l’issue du contrat selon moi.




Le bitume détrempé crépite sous les pneus de ma bagnole. Les essuie-glaces grincent, les essieux pleurent, la pluie ne leur réussissent pas. Leur souffrance s’efface un moment, à l’instant où je m’arrête devant une somptueuse villa du 29 Henning Street. Je coupe le contact, demeure un instant immobile en fixant le déluge imbiber mon pare-brise, avant de me décider à sortir. Mon manteau de feutre noir est très vite trempé, comme mon chapeau d’ailleurs, mais quelle importance ? Je me hâte seulement de glisser une petite enveloppe sous la porte, avant de m’enfuir comme le dernier des lâches.

Vito,

Je ne peux pas accepter le lègue de papa. Pas encore. Il ne m’a pas laissé d’autre choix que celui de payer sa dette, et je ne veux pas vous mêler à tout ça. J’ai un devoir de gestion et de protection de la famille, chose qu’il m’est impossible d’accomplir en ce moment. J’ai mes raisons, et je tiens à les garder secrètes, cela vaut mieux pour tout le monde. Prends soin de toi, d’Amelia dont le sourire me manquera…prends soin de Nous.

A bientôt mon frère,

Luciano.




Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là, assis à cette table, à regarder la pleine lune par la fenêtre. Je fume ma troisième clope, je crois, et bois mon quatrième scotch. Même l’alcool ne me fait plus rien, comme si le Diable cherchait à me retirer jusqu’au moindre exutoire, à toujours me garder sur la route de mon objectif. Dans mes veines coule son pouvoir, comme s’il était mon propre père, alors même qu’il en est le meurtrier.
« On raconte que tu rends des services. » La voix criarde d’un camionneur répugnant me tire de ma rêverie. Il s’assoit à ma table et me fixe, incrédule. Et pourtant, Dieu seul sait combien il aurait mieux fait de s’enfuir. « Tout dépend de ce que tu as à m’offrir. »
J’abandonne mon jeu de poker, mon verre de whisky, et m’empare de ma serviette. De loin, j’ai l’air d’un homme d’affaire à la vie compliquée, incapable d’assumer la rudesse de son boulot. Quand on y pense, les apparences ne sont pas si trompeuses. « Et de ce que tu veux. » De ma sacoche je sors un rouleau de parchemin, accompagné d’un encrier et d’un stylo digne des années trente. Je pose le parchemin devant moi, le stylo et l’encrier sur ma droite, le tout extrêmement délicatement. Comme si ma vie dépendait de ces trois objets. « Serais-tu prêt à donner ton âme pour satisfaire tes désirs ? »