Aliénor émit un énième soupire de lassitude et s'étira pour détendre ses muscles endoloris devenu gourd à force d'être assise sur cette chaise peu confortable. Dans un bâillement, la jeune fille jeta un œil sur la montre posée sur le bureau. Déjà vingt-et-une heure... La poisse!Et elle avait encore tout ces dossiers à lire et trier ! Génial... Et dire qu'elle avait espéré avoir fini plus tôt afin de sortir avec des amis... Elle pouvait dire adieu à sa soirée !

- Je suis sûre que Andrew le savait et qu'il l'a fait exprès..., marmonna-t-elle, dépitée.

Son mentor, Andrew Osborne, était le responsable de sa corvée de ce soir. Ou plutôt... de cette après-midi. Car depuis quatorze heure, elle travaillait sur ces fichues dossiers ! Et la pile ne faisait que s'agrandir plutôt que de rapetisser... Chaque fois qu'elle en terminait un, deux autres venait – on se demande comment ! – s'ajouter à la montagne déjà imposante. Heureusement, il n'en restait maintenant qu'une colline mais la jeune novice était loin d'avoir fini.

- Tortionnaire ! Pesta Ali à l'attention de son professeur abonné absent. Je parie qu'il doit siroter dans sa suite alors moi je croule sous la paperasse !

Elle avait beau adoré tout ce qu'elle apprenait au sein du Talamasca, le trie n'était vraiment pas son truc... Même si lire ces dossiers – ceux qu'on lui autorisait, bien entendu – s'avérait passionnant en vue des connaissances qu'ils contenaient, ça manquait d'action. Elle souhaitait aller sur le terrain mais, malheureusement pour elle, on le lui refusait catégoriquement en vu de sa récente entrée au Talamasca, soit un an plus tôt. On ne lui autorisait même pas d'avoir son propre logement. Elle devait vivre dans la Maison-Mère comme tout novice digne de ce nom. Par chance, elle pouvait sortir de temps en temps avec ses amis. A condition que rien ne sorte de sa bouche sur ses activités. Et Ali avait toujours respecté cette règle qu'elle jugeait tout à fait normale. Etant elle-même une sorcière, elle savait garder ce genre d'informations sous silence.

Elle aimait le Talamasca. Elle aimait apprendre et découvrir l'histoire et l'expérience de personnes ayant des capacités hors du commun, tout comme elle. Elle se sentait moins seule et pouvait partager ce qu'elle était avec des gens qui la comprenait un minimum.
Ceux qui la fascinaient particulièrement étaient les vampires et les lycanthropes. Leur immortalité leur permet de voir et vivre des époques telles qu'elles sont. Ils possèdent une incroyable connaissance sur l'Histoire très riche du monde. Elle désirait tant en rencontrer un pour lui parler et l'interroger sur son vécu. Elle ne doutait pas de rester scotchée à ses lèvres durant tout son récit ! Il s'agissait de la principale raison qui lui donnait envie d'aller sur le terrain. Quand pourrait-elle enfin y aller ? Elle en avait assez de simplement lire ces récits incroyables, elle voulait les entendre par la voix de la personne qui avait vécu ses événements. Elle voulait ressentir ses émotions.

Pour sûr, Ali n'était pas quelqu'un de très patient... Ayant constamment la bougeotte et aimant s'amuser, elle peinait à rester tranquillement assise au-dessus de vieux papiers quelque peu barbants. Elle avait l'habitude d'avoir rapidement ce qu'elle désirait, bien qu'elle ne soit pas de nature particulièrement exigeante. Au contraire. Elle demandait très peu de chose : la possibilité de passer de bons moments à s'éclater avec des gens qu'elle apprécie.Chose qu'elle faisait régulièrement en sortant le soir dans les bars ou boîtes de nuit. Et surtout : la danse ! Elle adorait ça ! Malheureusement, depuis qu'elle était au Talamasca, Ali ne trouvait plus le temps pour ses cours qu'elle prenait régulièrement et ça lui manquait un peu.

La porte s'ouvrit soudainement, faisant sursauter Aliénor qui sortit de ses pensées moribondes. Un homme âgé d'une cinquantaine d'année entra, tenant dans ses mains de nouveaux dossiers. La jeune talamascaine faillit hurler mais se retint de peu. Elle ne put cependant s'empêcher de fixer les nouveaux papiers à lire avec l'intention de les brûler du regard. Cependant, elle se calma un peu en reconnaissant le visage du nouveau venu : Basil Crossmann. Celui-ci sembla surpris de la trouver là. Mais il comprit bien vite en remarquant la pile qui trônait à côté de la jeune fille.

- Encore en train de travailler à ce que je vois, fit-il en s'approchant.
- Ne me dites pas que vous m'en rajouter sinon je hurle... répliqua Ali d'un air boudeur.
- Non, ceux-là sont ceux pour Mr. Osborne.
- Il en a de la chance ! Ironisa-t-elle. Il a quelque chose à faire...

Le vieil homme eut un sourire conciliant et s'approcha pour poser ce qu'il tenait sur un coin du bureau. Il prit au hasard un dossier qu'Aliénor devait étudier et feuilleta rapidement avant de le remettre à sa place.

- Ton Ancien a-t-il spécifié que tu devais te charger de tout trier pour aujourd'hui ?
- Non mais...
- Alors arrête-toi pour ce soir et reprend demain matin.

Ali soupira en imaginant la tête d'Andrew quand il verra le foutoir qu'il restait encore dans son bureau... Il allait très certainement encore lui faire la morale et l'embêter comme il savait si bien le faire. Mais tant pis ! Elle l'affronterait. A près un an à traîner dans ses pattes, elle commençait à connaître le bonhomme et savait comment lui rendre la pareille.

- Vous avez raison, Mr Crossmann. Je vais faire une pause, déclara-t-elle.

Elle se leva, rangea les dossiers classés et suivit l'Ancien jusqu'à la sortie. Ali avait beaucoup de respect et d'admiration pour elle. Oh, bien entendu, elle en ressentait également pour Andrew. Mais avec Basil Crossmann, c'était différent. Il lui avait révélé l'existence du Talamasca. Il lui avait suggéré de venir avec eux et d'en apprendre plus sur ses semblables ; et la jeune Aliénor avait presque aussitôt accepté.

A ce moment-là, elle passait une très mauvaise période, bien qu'elle gardât le sourire et un certain optimisme qui l'aida à faire face. Vers ses dix-sept ans, son pouvoir s'était éveillé. Elle avait la capacité de voir les souvenirs ainsi que le passé d'une personne ou d'un objet rien qu'en la ou le touchant. Au départ, les images se manifestaient de façon légère et au hasard. Mais petit à petit, ça devenait quasi-systématique. Au point qu'elle aurait pu devenir folle. Elle ne supportait plus de voir toute ces choses. Des choses sans queue ni tête. Quand elle prenait un objet en main, elle voyait le visage de la dernière personne l'ayant utiliser. Pour y mettre un terme, Ali avait pris l'habitude de mettre des gants. Le tissus bloquait ses visions au grand soulagement de la jeune fille mais au grand désarrois de sa famille d'accueil. Tous les jours, ils la rabrouaient pour qu'elle enlève ses gants pendant le repas ; chose qu'Aliénor se refusait. Elle préférait de loin les réprimandes de plus en plus sévères de ses parents adoptifs au flot d'images qui s'imposait à elle.

Elle ne s'était jamais vraiment faite comprendre par eux. Même avant l'éveil de son pouvoir de réminiscence. Ils l'avaient toujours trouvée étrange voire bizarre et la regardaient comme une bête de foire. Cela lui avait beaucoup pesé. Ils étaient si différent d'elle et de ses parents biologiques... Leur rigidité et leur esprit terre-à-terre se montrait très peu conciliant envers la frivolité et le naturel léger de la petite sorcière. A tel point qu'arrivée à la majorité – soit vingt-et-un ans – ils la chassèrent de la maison et la laissèrent seule pour se débrouiller. Elle demanda l'aide d'une amie qui l’hébergea quelques temps.

C'est peu de temps après que Basil vint la voir, alors qu'elle désespérait de trouver un travail afin de ne pas être un poids pour son amie. Il lui promit un toit, un salaire plus que raisonnable et une nouvelle famille qui l'accepterait telle qu'elle, avec ses pouvoirs, et qui ne la jugerait pas en la voyant faire ses pratiques wiccanes. Aliénor avait donc accepté. Et après un an à vivre ici, dans la Maison-Mère, elle ne regrettait pas sa décision.
Basil ferma la porte du bureau derrière lui et adressa un sourire à la jeune novice.

- Je te souhaite bonne nuit, Aliénor
- A vous aussi, Mr. Crossmann

Elle le regarda s'éloigner avant de prendre la direction opposée afin de rejoindre sa chambre. Celle-ci était coquette tout en gardant un aspect simple et naturel. La jeune fille avait réaménagé la pièce à sa façon pour lui ôter le côté austère typiquement talamascain. En y ajoutant sa petite note personnelle, Aliénor l'avait transformée en quelque chose de guilleret et accueillant, en accord avec son caractère joviale et ouvert.
Elle se laissa lourdement tomber sur son lit dans un soupire et fixa le plafond. Vidée ! Elle était totalement vidée ! On l'y reprendra à travailler autant toute une après-midi !

Elle se redressa pour s'installer au bord du lit en se frottant le visage. Puis elle tourna légèrement la tête et tomba sur le cadre photo posé sur sa table de chevet, à côté de la petite lampe en cube contenant un liquide phosphorescent. La jeune fille tendit la main pour prendre le cadre et regarder les personnes qui y étaient représentées. Un couple souriant et à l'air heureux se tenaient derrière une adolescente d'environ quatorze ans aux yeux marrons, presque noirs. L'homme avait la main posée sur la tête de celle-ci, comme s'il lui ébouriffait ses cheveux bruns tombant en cascade dans son dos. Quant à la femme, elle s'appuyait contre son mari tout en gardant une main affectueuse sur l'épaule de sa fille.

Ali sourit tristement en contemplant ses parents. C'était la dernière photo qu'ils avaient faites tous les trois, avant qu'ils ne meurent dans un accident de voiture quelques jours après. Elle avait beaucoup souffert de leur disparition. Aujourd'hui encore, son cœur se serrait à chaque fois qu'elle pensait à eux.
Ils avait été des gens biens. Humbles, ils menaient une vie tranquille et tout à fait normale bien qu'ils fussent des sorciers. Tout comme elle, ils étaient des créoles francophones. Que sont les créoles ? A la base, les créoles sont des gens née en Louisiane et de parents français. Donc, bien entendu, ils parlaient la langue française. Et Aliénor descendait directement de ces grande familles coloniale qui s'affirmaient comme créoles. Chaque génération, jusqu’à Ali, avait su s'exprimer et comprendre la langue de Molière. Ils avaient toujours été fier de leurs origines francophones et continuaient de le revendiquer sans la moindre honte. La jeune femme maîtrisait donc parfaitement le français.

A l'inverse sur le plan occulte, la famille d'Ali ne faisait de loin pas parti des grandes familles de sorciers comme les Mayfair, par exemple. Mais elle avait malgré tout une certaine renommé auprès des familles moyennes ou plus petites et possédait la particularité de pratiquer exclusivement la magie blanche. Et en particulier la Wicca.
Ses parents avaient initié Aliénor très jeune à l'art de la magie. Bien entendu, au début, il n'y eu pas de pratique. Mais ils lui transmettaient une certaine éthique, la mettaient en garde contre la mauvaise maîtrise des sorts, contre l'appel du pouvoir. Et quand ils la jugèrent suffisamment apte, vers ses huit ans, ils la firent pratiquer en restant derrière pour l'épauler.
Ali aurait tant aimé qu'ils fussent là pour l'aider quand son pouvoir de réminiscence s'est éveillé. Pouvoir qu'elle ne maîtrisait toujours pas d'ailleurs. Elle gardait encore et toujours ses gants pour ne pas voir chaque souvenir de chaque objet qu'elle touchait.

Délicatement, la jeune sorcière remit le cadre à sa place pour ensuite se lever et enfiler une chemise de nuit. Elle fit rapidement un brin de toilette et se glissa sous les draps bienvenus de son lit. Mais à peine fut-elle allongée qu'elle sentit quelque chose frôler sa jambe et remonter le long de son corps. Surprise, elle retira vivement sa couverture et alluma la lumière. Une grosse boule de poils noirs avec une longue queue effilée et rose se tenait à côté d'elle. Un long museau accompagné de petites moustache pointa vers le haut, reniflant dans sa direction. Sous le corps se laissait voir quatre petites pattes chétives et griffues.
Ali sourit en reconnaissant le rat qui la suivait depuis qu'elle était au Talamasca.

- Aro ! Fit-elle en ramassant l'animal dans le creux de sa main. C'est pas gentil de m'effrayer comme ça, petit coquin.

Le rat émit un petit couinement et commença à grimper le long de son bras pour ensuite se glisser sur son épaule. Aliénor soupira.

- tu vas pas m'aider à dormir en restant là, tu sais ?

Nouveau couinement et Aro fit le chemin inverse pour aller s'installer à côté de l'oreiller. Le jeune fille ne put s'empêcher de secouer la tête. ;

Elle se souvenait encore de la première fois où elle l'avait vu. Elle venait à peine d'arriver dans cette chambre et elle l'avait trouvé près de sa fenêtre alors qu'il n'était qu'un raton. Il la fixait de ses petits yeux clairs et intelligent.
Autant qu'elle pouvait s'en souvenir, depuis la mort de ses parents, elle avait toujours eu un rat qui l'accompagnait et qui venait lui rendre visite dans sa chambre. Certains y sont restés constamment. D'autres ne faisaient que passer durant la journée.

Et toujours, ils étaient d'un pelage noir et soyeux. Seuls les yeux changeaient. Certains les avaient si sombre que les iris se confondaient avec la pupille. D'autres les avaient d'un bleu cristal ou d'un vert assez sale. Souvent, Ali s'était demandé si ces rats n'était pas à chaque fois les descendants du précédent et qu'une famille de rats veillaient sur elle.
Leur présence lui avait offert de la compagnie et l'avait aidé à surmonter le chagrin de la perte de ses parents. Ils étaient devenus ses amis et ses confidents. Elle leur parlait beaucoup même s'ils ne pouvaient lui répondre. Cependant, ils semblaient comprendre ce qu'elle leur racontait. Il prenaient toujours une attitude attentive, les moustache frémissante ou les pattes arrières dressées.

Mais ce qu'Ali ignorait... c'était que tous ces rats avec lesquels elle ressentait cette affinité se trouvait être la marque de l'héritier de sa famille. Tous les héritiers Curtis avaient comme compagnie des rats qui venaient d'eux-même offrir leur amitié. Ces animaux étaient sensibles à leur bienveillance naturelle et appréciaient d'être avec ces sorciers qui eux-même se sensibilisaient à l'attention que ces rongeurs leur manifestaient.

Aliénor Curtis se couvrit à nouveau et s'allongea, Aro se roulant en boule près de sa tête. A peine eut-elle fermés les yeux qu'elle s'endormit comme une masse après cette dure journée.