Autour du lit, gisaient des vêtements dont ils s'étaient débarrassés à la hâte avant de plonger dans le lit king size, trônant au milieu de la chambre. Il y avait une décoration simple mais actuelle. Pas de rideaux à froufrous, pas de tapisseries hideuses, pas de chatons sur un calendrier de l'année passée...
Où suis-je? se demanda Leonid Minorovski en faisant le tour de la chambre des yeux. Au mur des photos d'elle et ses amis, à la piscine, à la mer, au lycée... Au lycée? Mon Dieu! Quel âge a-t-elle? La veille, dans le pub, il lui avait donné vingt-quatre, vingt-six ans. En contemplant les murs, il n'en était plus si sûr. Il ne se rappelait plus très bien comment il l'avait abordée. Des bouts de dialogue lui revenait. Toujours les mêmes. Seul le pub ou la fille changeait.
- Can I buy you a beer?
-Sure.
Ils en avaient bu une, deux, trois, debout au bar, levant et baissant le coude en regardant d'un oeil l'écran de la télé qui retransmettait un match de foot. Derrière le bar, un garçon en chemise blanche se démenait et criait les commandes à un autre dont le bras semblait soudé au percolateur.
Elle avait les cheveux blonds, très fins, ou peut-être châtains clair selon l'éclairage, la peau pâle, un rouge à lèvres foncé qui laissait des marques sur son verre. Elle avalait les bières. Enchaînait les cigarettes. Il avait regardé son ventre creux, très creux. Elle n'était pas enceinte. Puis il avait chuchoté :
-Fancy a shag?
- Sure. My place or your place?
Leo préférait aller chez elle. Chez lui, il y avait trop de choses... perturbantes.
Et il venait de se réveiller. Il dégagea un bras aux muscles parfaitement dessinés, tout comme le reste de sa personne, et se redressa tout en cherchant sa montre qu'il avait posé sur la moquette. Sept heures et demie, il fallait qu'il rentre. Comment s'appelle-t-elle déjà? Amy, Abby, Emy? Il enfila son caleçon, sa chemise, se préparait à remettre son pantalon lorsque la fille se retourna, cligna des yeux, leva le bras pour se protéger de la lumière.
- Il faut que j'y aille...
- Mais c'est le milieu de la nuit!
- Je sais mais, j'ai...euh ...un boulot et...
- D'accord.
Elle se retourna d'un coup et serra son oreiller dans ses bras.
- Amy...
- Abby.
- Abby, ne sois pas triste.
- Je ne suis pas triste.
- Si, je lis sur ton dos que tu es triste.
- Est-ce que tu traites toutes les femmes de la même façon? Est-ce que tu les achètes avec cinq bières, les baises et puis au revoir, même pas merci!
Le jeune homme soupira et alluma une éternelle cigarette. Grimaça en constatant le paquet presque vide. En face de lui se trouvait un miroir qui lui renvoya un reflet un peu trop mélancolique à son goût. A son avantage (ou pas), il était plutôt beau garçon. Ses yeux d'un bleu azurés, ombrés par de larges cernes qui lui donnaient un air de poète maudit, accentué par sa légère barbe. Ses boucles brunes retombaient malicieusement sur son front. Tignasse dans laquelle il s'empressa de passer la main pour les coiffer. Essayer du moins.
Avec lourdeur il se laissa retomber sur le lit tout en recrachant une bouffée de fumée s'échappant ses lèvres joliment ourlées. Visiblement Amy... euh pardon, Abby, avait déjà abandonné l'idée de faire la tête, car elle promena une main taquine sous la chemise de Leo, caressant ses abdominaux à croquer, nicha sa bouche dans le creux de son cou en mordillant sa peau pâle...
- Arrête Abby. J'y vais. Bonne journée.
Tout ce que la jeune femme vit en dernier de lui fut sa haute silhouette, et sa veste en cuir négligemment jetée sur ses épaules...

Il n'en démordait pas. Elle avait beau le tancer, le relancer, il l'ignorait, remettait ses écouteurs sur les oreilles. Il voulait être musicien, guitariste plus particulièrement, poète ou philosophe. Allait à la fac, prenait des cours de psycho, de médecine, de philo, de littérature. Regardait des vieux films en mangeant n'importe quoi mais sans prendre un gramme, écrivait ses pensées dans la marge de bouquins achetés en librairie et semblait s'entraîner à contracter le plus vite possible un cancer du poumon pour cause d'intoxication à la nicotine.
Il était, elle devait le reconnaître, charmant, brillant, original.
Il refusait la société de consommation. Tolérait le portable, mais ignorait les gadgets à la mode. Quand il s'achetait des vêtements, il les prenaient à la pièce. Généralement des chemises, des débardeurs, des jeans troués et délavés, un cuir...
- Mon cher Leo, lui dit-elle un jour qu'ils descendaient Oxford Street, tu devrais aller te faire psychanalyser, tu es un monstre.
- Parce que je dis ce que je pense?
- Parce que tu oses penser ce que tu penses!
- Hors de question, je perdrais ma créativité. Je ne veux pas devenir normal, je veux être un névrosé pacifique et génial comme John Lennon! Tu crois qu'il s'est fait psychanalyser lui?
- J'en sais rien mais je vais me renseigner.
- J'ai des défauts, je les connais, je les comprends et je me pardonne. Un point c'est tout. En plus si tu savais mes antécédents familiaux tu comprendrais pourquoi je me retrouve dans cet état si lamentable d'un point de vue mental... C'est simple : quand tu ne triches pas avec toi-même tu as des réponses à tout. Ce sont les gens qui se racontent des histoires qui vont s'allonger chez les psys, moi je m'assume. Pas la peine de faire des efforts pour plaire aux autres.
- C'est bien ce que je disais : t'es un monstre.
- Je peux te dire un truc, Gemma? J'ai tellement vu mon père se faire entuber que je me suis juré d'entuber le monde entier avant qu'on touche à un seul de mes cheveux.
- T'auras peut-être pas besoin de ça... Si tu diminuais ta consommation de clopes à la place? Parce que sinon ça risque d'être match nul entre le monde et toi quand tu te retrouveras six pieds sous terre.
- Oh je t'en prie, tu es en train de me servir de psy à l'envers: tu me confortes dans mes névroses... Remarque je pourrais t'en remercier. Ce n'est qu'en s'affirmant différent, résolument différent de tous ces moutons élevés dans cette société de consommation, débarrassé de tous bons sentiments, qu'on réussit.
- On réussit quoi, Leonid?
- On avance, on ne perd pas de temps, on s'affranchit, on règne, on fait ce qu'on veut sans devoir rendre de comptes. Comme John Lennon je te dis. Quand j'aurais réussi je deviendrais humain. Ça sera un hobby, une occupation délicieuse.
- Ce sera trop tard, tu seras seul, sans amis.
- C'est facile pour toi de dire ça. Tu es née avec une cuillère en or dans la bouche : de descendance noble, acceptée à Oxford, demandée par les plus grandes maisons de mode... Moi il me faut ramer, ramer, ramer...
- T'as pas les mains très calleuses pour un rameur!
- Les cals je les ai à l'âme.
- Parce que t'as une âme? Ravie de l'apprendre.
Il s'était tu, découragé. Bien sûr que j'ai une âme. Je ne l'exhibe pas c'est tout. Après tout il nourrissait des pigeons, offrait de l'argent à des SDF, travaillait à plusieurs projets humanitaires. C'est bien le signe qu'il avait une âme non? Et puis justement, il savait très bien que tout le monde en possédait une. Il en avait côtoyé. Ou plutôt elles venaient le chercher, attirées par son don peu commun. Ou plutôt par ses dons. Médium, nécromancien... Plutôt atypique pour un être humain, mais comme ses semblables ne considéraient pas Leo comme un être humain normal justement, au final c'était assez bien trouvé. Oh jamais il n'afficherait en publique ses capacités hors-norme, en fait il n'avait pas besoin de ça pour être considéré comme un marginal. Exception faite pour quelques filles qui le trouvaient "craquant" ou "intéressant". Même si aucune n'était parvenue à le supporter plus de quelques semaines...
La main fraîche que Gemma mêla à la sienne lui fit reprendre pied avec la réalité. Encore une qui fuirait dans quelques nuits, lorsqu'elle en aurait assez de ses insomnies et cauchemars à répétition...

"1962-2004, ci-gît Sasha Ludmila Minorovski" éclairait la lumière blafarde de lampadaires du cimetière. Un endroit où venait souvent Leonid. Le seul qui calmait ses angoisses nocturnes, aussi improbable que cela paraisse. Enfin si l'on se penchait sur son parcours familial, cela n'était au fond pas si surprenant.

Fils cadet du couple de Piotr et Sasha Minorovski, petit frère de la ravissante Elijah, Leo naquit dans une famille aimante, bien que possédant peu de moyens. Ils vivaient dans la banlieue de Londres, dans un studio miteux, avec des murs tellement fins qu'ils pouvaient entendre les voisins pisser. Mais ça leur convenait. C'était toujours mieux que la Russie qu'ils avaient été obligés de fuir. La peur de disparaître, les menaces, la censure... La vie s'y trouvait trop infernale pour qu'ils continuent à la supporter. Alors ils avaient fait comme beaucoup d'autre : fuit clandestinement avant d'atterrir en Angleterre avec une fillette et un autre bébé en route.
Les deux enfants grandirent à peu près normalement. Leur mère était en effet victime d'absences plus ou moins longues, ce qui l'amenait à négliger ses enfants pendant ces périodes. Elijah, pendant que son père était au travail, avait d'ailleurs souvent joué le rôle de maman auprès de Leo. Tous deux étaient proches. Autant que pouvaient l'être des frères et soeurs. Jusqu'à ce que Leonid prenne conscience de choses... étranges.

A cette époque se déroulaient de nombreux attentats. Leo en échappa à un dans le métro de justesse. Il vit les gens émerger des tunnels en hurlant, barbouillés de sang et de poussière, les yeux écarquillés, surpris d'être encore en vie... Et puis les civières couvertes d'un drap. Des cadavres. Il y avait foule pourtant certaines silhouettes retenaient son attention. Elles paraissaient moins consistantes que les autres, plus fragiles, tout en étant aussi nettes que le reste des personnes les entourant. L'une d'entre elle parlait, certainement à un proche en pleurs et qui semblait ne pas l'entendre. Le jeune homme, curieux, voulu indiquer à la personne en train de parler qu'il fallait qu'elle laisse son interlocuteur respirer, mais quand il essaya de la prendre par l'épaule... il passa au travers. Comme dans Casper. En moins drôle. C'était une sensation étrange. Il se sentait comme lié par un fil. Invisible mais bien tangible. Pris de panique, il s'enfuit en trébuchant avant de se réfugier chez lui. La première à venir le voir fut sa soeur. Pourtant il ne pu lui expliquer ce qui venait de se produire. Le jeune homme s'embrouillait, balbutiait, confondait le vivant et le mort, refusait de croire à cette réalité. Inquiète Elijah prévenue leur mère, lucide à cet instant. Elle s'enferma pendant des heures dans la chambre de son fils pour lui expliquer patiemment ses origines et son héritage.
Il descendait d'une longue lignée de nécromanciens. Le plus vieux remontait à l'antiquité grecque, il avait vécu sous Néron et lui avait rendu contre son gré de funèbres services. Sa faculté pour voir les morts s'était quant à elle développée dans la famille au moment de la première guerre mondiale. Viktor Volodine (nom de jeune fille de sa mère par ailleurs) était médecin au front et avait cru devenir fou en voyant des cadavres "revenir à la vie". Depuis ce secret se transmettait d'une génération à l'autre, parfois à seulement un descendant, d'autres fois à plusieurs voir même tous. La lignée Volodine avait ainsi acquis au cours des siècles une certaine puissance, un certain nom, inspirait une certaine crainte. Bien qu'en agissant toujours dans la clandestinité du genre humain.
C'était maintenant au tour de Leo de posséder ce fabuleux don... Au plus grand désarrois du jeune homme. A partir de ce moment il s'inspira un tel dégoût qu'il refusa tout contact avec ses semblables. Comme s'il pouvait les contaminer. Sa soeur, blessée par la distance qui s'installait peu à peu, s'éloigna. Pour ne plus revenir. Sa mère, se sentant trahie, devint de plus en plus malade. Jusqu'à ce qu'on lui donne enfin un pronostic sur ses absences et délires à répétition: schizophrène. Sasha fut internée à Londres. Le père de famille, Piotr, accablé par le chagrin, décida de déménager en Amérique dans l'espoir de trouver un meilleur travail afin de payer un traitement pour sa femme. Sans succès. Il mourut alors que Leonid était âgé de vingt ans, à Saint Louis. Leur mère le rejoignit peu de temps après et fut enterrée à ses côtés.

C'est durant cette sombre période que Leonid développa un côté misanthrope. Il devint désagréable, passant parfois pour arrogant, froid et distant. Il ne méprisait pourtant pas le genre humain. Simplement il se sentait différent. Il était différent. Sa soeur refusait de lui parler, rejetant sur lui et ses changements subits la mort de leurs parents. Alors il se construisit un mur. Afin que personne ne sache pour ses cauchemars, ses insomnies, son intense culpabilité, ses dons qu'il considérait comme contre-nature. La Révélation ne lui apporta qu'un infime soulagement, car il pu se dire en tout égoïste humain qu'il était, qu'au final ce n'était pas lui le plus anormal.
Son cercle d'amis ne peut aujourd'hui même pas se compter sur les doigts d'une main, pas par leur pluralité, mais parce qu'il n'en possède pas. Il se refuse également à l'amour, certainement à cause d'un oeudype mal résolu. Et il a décidé il y a huit mois de s'installer à St Louis où il travaille à la morgue, endroit qui malgré lui parvient à le faire se sentir un peu chez lui...