« Allegra ? On nous attend. »

Je hausse un sourcil amusé et prends tout mon temps pour me repoudrer le nez.

« Ce cher Luthìan aurait-il encore besoin de nos services ? Cela devient une mauvaise habitude. Je me demande s’il ne serait pas plus intéressant de travailler pour le clan Blackstone ou bien le clan Alesi, je commence à m'ennuyer…
-Milady. »

Le ton sec et sans appel de mon compagnon me fait tourner la tête et je daigne enfin le fixer dans les yeux. Quand Cìan me regarde ainsi, je sais que l’heure n’est pas à la plaisanterie. Le seul souci est que je ne plaisante qu’à moitié. Voilà des siècles que je suis au service de ce vieux vampire conservateur aux manières bien que délicieuses mais d’un autre temps. Seigneur, serait-ce trop lui demander qu’un peu de fantaisie pour égayer ma morne existence ? Et Cìan qui demeure d’une droiture et d’un dévouement exemplaire. Ses mains viennent se poser sur mes épaules et les pressent avec délicatesse mais fermeté. Et voilà, c’est reparti. Cette dispute demeure récurrente entre nous et bien que j’apprécie ma longue existence de vampire du clan Newrewell, je ne me sens que trop prise au piège parfois. Situation qui commence sérieusement à devenir inconfortable, autant pour mon égo que pour mon esprit aventureux et tortueux. Je tends la main avec un flegme typiquement britannique.

« Mon collier Cìan, celui avec les diamants. Celui que je portais à la cour. »

Il me décoche un regard furieux mais me tend tout de même le bijou que j’accroche à mon cou avec un sourire serein. Il me semble que mon Sire n’accepte guère cette nonchalance alors même qu’il savait à quoi il s’engageait en me transformant.

*~*~ Royaume de France, 1625, Cour de Louis XIII ~*~*

« C’est la comtesse Allegra Myrrh Ann de Winter, une proche du roi Jacques paraît-il.
- C’est une divorcée, son époux aura été assez imprudent pour qu’elle entende parler de sa relation avec une baronne quelconque. Il se dit qu’elle a réclamé le divorce au roi dès qu’elle l’a entendu.
- C’est une affaire qui n’a pas traîné, son époux est mort peu après.
- Alors elle est veuve ? »

Je passai à côté de ces commères la tête haute, un sourire rêveur aux lèvres. Mon arrivée à la cour de ce cher Louis n’avait pas été des plus discrètes et je savais que le divorce n’était pas autorisé chez les français. Quelle horrible chose. J'étais si fière, si fière de ne pas être comme les autres femmes, d'être libre, riche et veuve aussi. J'affectai néanmoins d'être une créature charmante aux manières douces et attentionnées, attirant la sympathie de mes pairs. Car finalement j'étais enjouée et pleine de vie, j'aimais les fêtes, rire et chanter : profiter de la vie. Je m'étais habituée à la cour française sans trop de mal, accompagnant l'ambassadeur d'Angleterre pour un quelconque traité de paix, ravie d'être du voyage, bien qu'en réalité j'avais tout intérêt à participer à cette expédition pour le compte de mon roi… ou du moins l'un de ses conseillers. J'avais pour ordre de repérer les influents, ceux qui tiraient les ficelles dans l'ombre et de les approcher discrètement pour découvrir leur faille. A moi de l'exploiter pour faire d'eux des alliés par choix ou par contrainte. Le but de tout cela ? Pousser nos deux pays à la guerre et profiter de la position peu stable de la France. Après tout, elle n'était pas vraiment protégée, à la merci de notre flotte et de ses voisins. C'est dans ce contexte que j'ai rencontré Cìan. En y repensant, je suis toujours aussi amusée par la comédie qu'il m'avait joué ce soir là. J'avais réussi à me rendre dans les appartements d’un conseiller du roi pour y introduire des documents fort compromettants pour sa personne et j'avais rejoint ma retraite pour y prendre un repos bien mérité en attendant de retourner en Angleterre quelques jours plus tard.

Affalée sur une montagne de coussins, m'enivrant de vin à la leur tremblotante des bougies, je me laissai aller à de paresseuses rêveries. Quelques coups frappés à la porte ne suffirent pas à me mettre en garde, pas plus que l'apparition de mon valet. Tout juste si je fus légèrement alarmée. Qui donc pour venir me déranger à une heure pareille ? J'acquiesçai donc à la demande de mon visiteur inconnu et acceptai de le recevoir. Ce fut avec un certain étonnement que j'accueilli cet homme que j'avais vu deux soir plus tôt lors d'un bal donné par le roi. Duc de Laroche ou quelque chose comme ça. Un homme bien mystérieux mais qui n'avait eu de cesse de faire jacasser toutes les femmes présentes lors de la somptueuse réception… et quelques hommes aussi. Je n'y avais pas plus prêté attention que cela, bien trop occupée par la teneur de ma mission. Mais à présent je pouvais contempler son visage avec davantage d'attention. Jamais encore je n'avais vu un homme aussi fascinant, dangereusement fascinant. Des yeux d'un noir profond, des traits énergiques, presque sauvages, j'avais davantage l'impression d'être face à un formidable barbare que face à un noble, ne serait-ce qu'à cause de sa carrure impressionnante. D'un geste de la main je l'invitai à s'asseoir alors que je me redressai légèrement pour mieux l'observer. J'avais face à moi un homme qui se déplaçait comme un fauve, souplement, silencieusement, tout en force et en retenue.

« Veuillez pardonner ma visite tardive Madame, nous n’avons malheureusement pas eu le temps de converser l’autre soir. Je désirais vraiment vous rencontrer.
- Et votre curiosité est-elle assouvie Monsieur ? N’auriez vous pas pu attendre le matin ?
- Non je le crains. »

Cette réponse, loin de me satisfaire, m’arracha légèrement à la fascination qu’il exerçait sur ma personne pour me rendre plus méfiante. Quel homme se rendrait chez une dame si tard s’il n’avait pas une idée derrière la tête ?

« Permettez-moi de me présenter. Duc Cìan de Laroche.
- Enchantée. Comtesse Allegra Myrrh Ann de Winter.
- Milady. »

Ce fut la première que Cìan m’appela ainsi. Je m’en souviendrai toujours de cet air mi-moqueur, mi-charmeur. C’est ainsi que débuta notre première conversation et non la dernière, celle qui me donna envie d’avoir le dernier mot, pour l’éternité. J’ignore combien de temps nous parlâmes ainsi, mais la nuit était déjà bien avancée et nous avions déjà bu énormément de vin. Enfin lui surtout. Je faisais mine de boire et minaudai comme une jeune intrigante. A trente ans, fort heureusement je ne l’étais plus. J’étais déjà vieille mais encore « bien conservée pour mon âge » comme on dit de nos jours.

« Allons cher Duc, cessons de jouer et dîtes-moi plutôt pourquoi vous êtes venu à une heure pareille. »

Je manquais de m’étouffer lorsqu’il me lança les lettres prétendument écrites par des alliés anglais à un conseiller de sa majesté Louis XIII que j’avais aujourd’hui même glissées dans ses appartements. J’affectai alors une mine étonnée, bien que sachant que j’étais percée à jour, déjà compromise. Je surpris son sourire presque attendri et j’eus soudainement l’envie de lui crever les yeux. Mauvaise perdante moi ? Allons bon… vous n’imaginez pas à quel point.

« J’ai été très impressionné par votre habileté.
- Allez-vous me dénoncer ?
- Grands dieux non ! Une femme aussi habile et intelligente ?
- Vous avec oublié jolie. »

Il éclata de rire et avant que je ne puisse réagir me vola un baiser. Très contrariant ce Duc. Je levai les yeux au ciel, visiblement agacée mais ne parvins pas à le repousser alors qu’il m’embrassait à nouveau. Après tout pourquoi pas ? Je parviendrais sans doute à trouver un point faible lorsqu’il serait occupé à…

« J’ai une proposition à vous faire Milady. Une proposition bien plus avantageuse que vous ne pouvez l’imaginer. Mon maître souhaite s’offrir vos services et il en a les moyens. »

Je haussais les sourcils, réellement intéressée. Je n’ai jamais eu l’âme patriote. Je passais pour anglaise, mais l’étais-je vraiment ? En entendant quelles sommes me seraient versées et en voyant la bourse pleine d’or qu’il me tendait je lui offris un sourire charmant et m’emparai du sac. Après tout, c’était un investissement intéressant.

« Marché conclu.
- Un baiser pour sceller notre accord Milady ? »

J’éclatai de rire et obtempérai de bonne grâce cette fois. Décidément, ce Duc était plein de surprises. Je vous passe les détails de ses mains disparaissant sous mes jupons. Après tout, il n’y a pas de meilleur moyen de sceller un contrat, ni de plus agréable. Plus tard, beaucoup plus tard, je reposais contre lui, effleurant sa peau d’une pâleur remarquable d’un air songeur. Avais-je totalement perdu l’esprit ? Ce n’était pas dans mes habitudes de céder ainsi, de manière si peu prudente. J’avais vaguement l’impression qu’on s’était joué de moi et malgré les baisers de mon amant sur mon épaule, je ne me sentais pas en confiance, comme m’éveillant d’un rêve qui n’avait que trop duré. Je devais m’en débarrasser, peu importait comment. Sa question, alors que j’étais plongée dans mes pensées me désarçonna complètement.

« N’avez-vous donc jamais aimé Madame ? »

Je restai un instant silencieuse. Puis me décidai à dire la vérité. Après tout il allait mourir, quel mal y avait-il à lui avouer que…

« Si, une fois. Dieu me garde de commettre à nouveau cette erreur.
- Que s’est-il passé ?
- Il est mort Monsieur. »

Mon compagnon me regarda avec horreur et embrassa ma main avec ferveur. Je restai parfaitement calme, aucune trace de tristesse sur mon visage ni dans mon regard. J’avais fait mon deuil de cet époux qui m’avait trahie. J’avais accordé ma confiance et mon honneur à une créature indigne et vile.

« Oh Madame, jamais je ne saurais vous dire à quel point je suis désol…
- Je l’ai tué, répliquais-je en retirant ma main d’un ton neutre. Puis-je avoir un peu de vin ?
- Vous êtes parfaite. »

Ce fut les derniers mots que j’entendis en tant qu’humaine. Ses crocs se plantèrent dans ma gorge, ma vie se termina ainsi.

*~*~ Paris, année 1844 ~*~*

« Vous êtes parfaite. »

Un sourire vint éclairer mon visage alors que j’entourai de mes bras le cou d’Alexandre. Sa bouche rencontra la mienne et un éclat de rire s’échappa de ma gorge alors que je me blottissais contre lui.

« Vous m’avez fait là un merveilleux cadeau mon ami ! Vraiment, qui eût cru que votre roman aurait tant de succès !
- Et mes amis me pressent de leur présenter celle qui inspira la redoutable Milady de Winter. »

Je poussai le vice jusqu’à battre des cils et l’embrasser à mon tour. La lumière des candélabres mettaient sur ma peau des éclats dorés et ma chevelure semblait être de feu. Alexandre Dumas et moi nous connaissions depuis déjà plus de cinq ans. Je l’avais rencontré au théâtre et avais immédiatement été ravie par son esprit vif et imaginatif. Me présentant sous le nom qui était le mien il y a encore quelques années, Allegra de Winter, j’avais su inspirer suffisamment cet homme en lui racontant de charmantes fables sur une prétendue ancêtre qui n’était… que moi. Mon ombre lui avait susurré durant son sommeil les mots qui me flatteraient et lorsque nous nous voyions, je tâchais de le charmer, par jeu, par vanité. Le jeu était allé au delà de mes espérances. J’étais donc réellement immortelle à présent, vivant à jamais dans ce qui se révélerait plus tard être un classique de la littérature. Flattée plus que je ne l’aurais dû, je me retrouvai à témoigner ma joie et ma reconnaissance à cet homme que je captivai. Le vin aidant, je le laissai pourtant s’endormir dans mes bras et le déposai presque tendrement sur le lit, alors que j’aurais pu planter mes crocs dans sa chair. Ma main glissant sur sa joue avec douceur, je grimaçai pourtant en sentant une présence familière derrière moi.

« Luthìan vous réclame Milady. Je n’arrive pas à croire que tu t’es entichée d’un humain Allegra. »

Plus que la menace à peine voilée qui transparaissait dans la voix de Cìan, je perçus un profond dédain. Me redressant, et après un baiser déposé sur la joue d’Alexandre, je marchai jusqu’à mon Sire.

« Vous vous êtes bien entiché de la comtesse de Winter lorsqu’elle était humaine, ne soyez pas mauvais joueur Cìan.
- Tu as fait preuve d’une imprudence impardonnable avec cet humain ! Lui raconter ton histoire c’est... »

Sa main autour de ma gorge me fit trembler malgré moi. Cìan était un colosse et un vampire puissant. J’ignorai son âge véritable et l’ignorerai encore durant des années.

« Tu ne le reverras plus Allegra. Ou je m’en occuperais personnellement.
- Je ne le reverrai plus. » ânonnais-je mécaniquement.

Retombant sur le sol, je glissai jusqu’au lit pour réveiller mon ami. Je vis les brumes du sommeil dans son regard endormi et souris.

« Alexandre il me faut partir. Oubliez Allegra de Winter. Rappelez-vous uniquement la Milady de votre livre. Elle est le pur produit de votre imagination. Oubliez-moi. » murmurai-je contre ses lèvres alors que l’hypnose faisait son oeuvre.

Mon devoir fait, je le laissai retomber dans un sommeil profond et rejoignis mon Sire. Aucun regard en arrière. Cette petite escapade uniquement destinée à satisfaire mon égo avait pris fin. En chemin j’avais commis l’erreur de m’attacher à un être qui ne garderait aucun souvenir de moi. Je devrais vivre avec cela, tenter de l’oublier, cet ami qui avait su trouver les mots pour me combler, moi, une créature immortelle et capricieuse. La main de Cìan se referma sur mon poignet et au lieu de lui jeter un regard furieux, je me contentai d’un sourire amusé, presque moqueur. Nous disparûmes dans la nuit et je devais rester en sa compagnie et sous sa surveillance durant de nombreuses années encore, jouant avec sa jalousie, apprenant à feindre l’attachement et l’amour.

*~*~ Demeure Newrewell, de nos jours ~*~*

« C’est de votre faute Monsieur. Vous nous avez poussées à bout. »

Etendue auprès de mon compagnon, je le regarde avec amusement remettre son épaule en place avec un grognement de douleur. Toutes nos disputes finissent ainsi, violemment. Et mon ombre finit toujours par s’en mêler. Je l’entends d’ailleurs ricaner alors que Cìan se redresse et la fixe d’un air furieux. Je me lève et vais chercher une autre robe pour remplacer celle que je porte qui est dans un piteux état, tout aussi déplorable que ma chambre. Une petite chose charmante en soie verte et richement brodée, corsetée comme il se doit et j’arrange mes cheveux en un chignon simple, n’ayant pas le temps ni l’envie de faire davantage. Mon collier à mon cou, je me tourne vers mon partenaire. Si je l’aime ? Sans doute un peu, il m’a fait autrefois une proposition que je n’ai pas pu refuser, bien que je le soupçonne de s’être servi de ses pouvoirs de vampire sur moi. Et je n’avais pas vraiment compris que d’accepter ce contrat consisterait en ma propre transformation. Je suppose que d’interférer avec les plans et machinations de Luthìan avait un prix et que Cìan m’a fait une fleur en me transformant plutôt qu’en me tuant. Voilà quatre siècles que je suis au service du clan Newrewell, que je joue les ombres pour le bon vouloir de ce vénérable suceur de sang. Si j’aime toujours autant jouer les espionnes, je commence à m’ennuyer sérieusement. Et ce n’est pas ma loyauté envers mon Sire qui pourrait me retenir. Il le sait, si on me fait une meilleure offre, je l’accepterai. Ou bien s’est-il bercé d’illusions durant toutes ces années ?

« Dîtes-le Milady. »

Je souris et prends le bras qu’il m’offre et la voix de mon ombre se mêle à la mienne.

« Je vous aime. »