Parfois, il me prenait l’envie de me poser un peu, puis d’observer le chemin parcourut jusque là. Ce soir-là, assise dans l’un des fauteuils de ma petite salle de séjour, je me laissais aller à mes pensées, la tête reposant sur le dossier confortable, une main occupée par un cocktail, les oreilles adoucies par une chanson de rock classique que j’appréciais tant. Et, si je ne m’endormis pas totalement à cet instant précis, mon esprit s’en alla vagabonder dans des strates inaccessibles à quiconque autre que ma propre personne.

Je me revoyais, enfant, tout juste issue du ventre de ma mère. Certes, ce souvenir n’était né que des dires de mes parents, mais c’était comme si je voyais la mine dégoutée de mon père à ma naissance. Sa femme était une sorcière, et il l’ignorait lors des premiers mois de leur relation. Lorsque l’idée d’emménager ensemble vint sur la table, très vite suivie par l’hypothèse d’un mariage et d’un enfant, la « monstre » n’eut d’autre choix que de dire toute la vérité à son futur mari. Et monstre fut le seul mot qui sortit de la bouche de l’homme ce jour là, les yeux agrandis comme des soucoupes, qui partit ensuite de leur logement tout juste acquis. Bien sur, cela aurait pu passer pour un énorme canular puisqu’à l’époque, les personnes dites normales n’étaient point au courant de l’existence des outres. Sauf que mon cher père avait déjà surpris maman en pleine concoction de potion, arrivé plus tôt du travail qu’à l’accoutumé, mais n’avait pas voulu y croire au premier abord. Il avait seulement pensé qu’il s’agissait là d’une des bizarreries de la femme qu’il aimait tant, et avait laissé coulé sans ne jamais mettre le sujet sur la table.

Forcément, à cet instant précis, le sujet y était. Tout frais, tout beau, tout chaud, apporté sur un plateau d’argent. Tout en marchant dans un énorme plat à paella, d’ailleurs. Impossible de faire marche arrière. Il finit par revenir, après une nuit passée dehors à remuer ciel et terre en quête de quelque chose pouvant lui faire oublier son désespoir. Mais le fait était là, son cœur était subjugué par cette personne, et il ne pouvait pas l’oublier ainsi, seulement à cause d’origines divergentes des siennes. La vie reprit son cours, et je fis mon apparition au beau milieu d’un hiver glacial. Inutile de dire que ce jour-là, ce fut la première fois que mon géniteur alla dans une église, priant le Seigneur comme jamais, le suppliant que je ne sois qu’une humaine. Dommage, je ne répondis guère aux critères tant désirés, et je le sentis passer. Ma mère aussi, d’ailleurs, qui vit son homme tant chaleureux autrefois ne devenir qu’une espèce de chose ivrogne, imbibée d’alcool à longueur de journée, perdant toute capacité à ramener quoi que ce soit utile à pouvoir nourrir sa famille. Heureusement, ma génitrice quant à elle était tout à fait saine d’esprit, même si elle passait son temps à cacher sa véritable nature, et que de mon âme d’enfant, je le jure, je sentais le tourment que cela causait en son être intérieur.

Bouclettes d’or. Tel était mon surnom dans la maisonnée. Je me souviens de ces mots raisonnant dans le couloir tandis que ma mère venait tout juste de me consigner dans ma chambre alors que je rentrais tout juste du collège. Non, je n’avais pas eut de mauvaises notes, ce n’était pas mon genre, et je n’avais pas non plus commis un quelconque délit mineur au sein de mon établissement. A vrai dire, j’étais immaculée. Enfin presque, mais nous avons tous nos travers. Comme mon père, qui avait définitivement trop bu, et était parti beugler le mal qui habitait sa femme et sa fille en ville, agressant à moitié les personnes se trouvant sur son passage. Forcément, puisque nous ne nous étions pas encore dévoilés au grand jour à cette époque, il passa pour un fou. Et les gentils messieurs en blanc qui se trouvaient chez nous ce jour-là étaient là pour l’aider, apparemment. Pauvre humain. Je ne l’ai jamais revu à partir de ce jour, je sais qu’il est toujours dans la même chambre et qu’il refuse d’en sortir, surtout depuis qu’il sait que nous, choses surnaturelles qui n’avons pas le droit de vivre, sommes beaucoup plus nombreuses qu’il aurait pu l’imaginer dans ses pires cauchemars. Je pourrais aller le voir, mais ça ne me dit rien, les souvenirs n’étant pas plaisants.

J’étais à la fac quand la bombe explosa. Sur le coup, ma mère me somma de faire profil bas, même si du haut de mes vingt-cinq ans et la vision d’en finir enfin avec mes études de médecine et de me lancer par moi-même je n’étais qu’une boule d’énergie. Je n’avais qu’une envie, aller avec mes pairs, et me confronter au « monde » des humains dans lequel j’avais toujours vécu, mais là où ceux comme moi étaient vus comme des bêtes bizarres. Mais j’écoutais ma mère, et poursuivit ma vie comme si ne rien était, comme avant quoi. Je m’exerçais à la magie en cachette, usait de ma double vue comme je l’entendais puisque ce n’était pas quelque chose de perceptible même si les gens de mon service eurent tendance à devenir paranoïaque à cette période –et Dieu sait que cette cochonnerie de don était utile pour mes études !-. Je continuais alors à bosser mes cours, faire les choses ingrates à l’hôpital, jouer de la batterie dans mon groupe constitué quelques années auparavant –au grand malheur de ma mère, qui avait finit par craquer et accepter d’insonoriser la cave-, et toute sorte d’autres activités. Ah oui, aussi déambuler sur ma Harley dans les rues, entièrement ou presque vêtue de cuir. C’était cher ces bêtes là, mais avec maman qui travaille en tant que professeur dans une université renommée et qui gagne largement sa vie, ce sont des petits cadeaux qui tombent du ciel parfois…


Après de dures années de labeur, je fus enfin chirurgien. Je goutais à la joie d’un salaire honorable, du confort d’un appartement à mes propres frais et donc à la liberté. Quoi que, je me cachais toujours, ne souhaitant pas être répudiée de l’hôpital m’ayant embauchée pour mes origines non humaines. Mes collègues me prenaient parfois pour une espèce d’exception de la médecine, mes petits doigts « magiques » permettant quelques miracles d’accoutumée. En vérité, ce qu’ils ne savaient pas, c’était que d’une part j’étais une sorcière, mais je ne me servais jamais de mes petits sorts dans l’exercice de mes fonctions. En revanche, j’avais hérité du don de double vue de ma mère, ce qui me permettait de voir à travers les surfaces pour peu que je fusse concentrée un minimum. Et, sur ma vie, je pouvais jurer que cela était fortement utile ! Pour apercevoir des petits morceaux cachés par des quelconques éléments à la radios, éviter de trancher une veine, artère ou un quelconque boyaux de ce genre était… pratique. Enfin, tellement pratique que ce fut à cause de ça que je fus mise à pied, et que j’endossai au passage quelques mois de prison ainsi que d’une forte amende de dédommagement.

Cet incident se passa environ trois ans auparavant. Enfin incident, je n’avais guère imaginé que le fait de rompre le secret d’Hippocrate aurait de telles conséquences. D’autant plus que ce n’était pas vraiment volontaire… Un beau jour, un père affolé nous amena son fils blessé. Le jeune homme s’était pris une balle en pleine journée dans l’un des quartiers les plus populaires de la ville. Le père, étant un grand ponte du coin, et un humain extrêmement puissant, avait jugé que venir au volant de sa Lamborghini dernier cri à toute vitesse avec son fils agonisant et se vidant de son sang sur le cuir du siège passager était la meilleure des solutions. Vous comprendrez, monsieur avait tellement d’argent qu’il était aisé de corrompre les flics de la ville, et d’après lui les ambulances n’étaient pas assez performantes. Le verdict fut vite tombé aux urgences, et le blessé termina entre mes mains au bloc opératoire. La balle n’avait pas endommagé d’organes vitaux, si bien que l’on ne comprîmes guère la réaction du garçon au début. D’après son père, ce n’était qu’un humain. Et au fond, il le pensait sincèrement, pauvre homme. Sauf que le petit était un loup-garou, et que la balle était entourée de nitrate d’argent. Nous réussîmes par miracle à le sortir d’affaire, même si la plupart de mes collègues avaient déserté de peur d’être contaminés, et un à qui j’avais demandé de sortir à cause de ses opinions politiques d’arriérés. Les humains d’abord, ou je ne savais quelle autre connerie de ce genre là…

Le coup fut dur à encaisser pour le père, qui me bassina (et nous bassina tous, d’ailleurs) sur le fait que si la nouvelle se répandait, nous allions en prendre pour notre grade. En fait, ses remarques insultantes m’étaient tellement restées dans la tête qu’elle firent l’effet d’une bombe dans ma tête. C’était un soir, quelques jours suite à l’incident, et vu que le fiston était connu et que le « drame » avait eut lieu dans un endroit public, il s’était quasiment retrouvé en première page dans les chroniques de la ville. Et les clients en parlaient, beaucoup. Voir même beaucoup trop, tout autour de moi, pauvre petite sorcière à moitié saoule au comptoir d’un des bars de la ville. Je voulais me détendre sans avoir à ressasser cette histoire dans ma tête, et toute cette bande de concierges restaient là à déblatérer des inepties que j’aurais fortement souhaité ne jamais entendre. Malheureusement, quand c’est trop, c’est trop. Je me mis quasiment à hurler pour que tout le monde se taise, sauf qu’au lieu d’un hurlement inaudible, ce fut la vérité qui éclata au grand jour. Et oui, parce que le garçon voulut se justifier devant moi étant donné que je lui avais sauvé la mise. Forcément, tout le monde fut mis au courant de sa condition. Et forcément, cela se sut. Le père me traina devant les tribunaux. Et malgré mon honnête salaire de chirurgien, ce n’était rien comparé au gros plein de fric qui constituait l’autre partie au procès. Donc niveau avocat, je ne fis pas long feu.

Le jugement tomba, serment d’Hippocrate brisé ainsi qu’atteinte à la vie privée d’autrui, et donc faute grave dans l’exercice de mes fonctions. J’eus beau déclamer tout ce que je voulais, j’avais opéré le fils d’un riche ponte de la ville. Et quand on a du fric et du pouvoir, on peut faire quasiment tout ce que l’on souhaite, même pourrir complètement la vie de quelqu’un s’étant accidentellement dressé sur son chemin. Six mois de prison, et l’interdiction de repratiquer un jour. C’est en prison que je rencontrai ma colocataire, comme quoi ces charmants lieux de vie n’ont pas que des mauvais coté. Certes, ce furent les pires mois de ma vie, mais au moins j’en avais retiré quelque chose. Sans compter le dégout d’avoir fait autant d’années d’étude pour que tout soit anéanti par la faute d’une bande de délurés qui ne savent régler leurs problèmes que par la violence. A partir de ce jour-là, je ne me cachais plus. Dès la fin du procès, je ne tentais plus de me fondre parmi la masse grouillante d’humains. J’assumais pleinement ce que j’étais, de toute manière je n’avais plus aucun risque de me faire virer. Et la personne que je rencontrai était une lycanthrope, même si elle était placée dans une autre aile à cause de ses capacités gênantes au moment de la pleine lune… Ou en d’autres occasions peu favorables pour sa conscience.

Finalement, nous sortîmes de prison au même moment, à deux semaines de décalage. Et nous finîmes par emménager ensembles, toute les deux étant un peu à court d’argent. Enfin du moins, en apparence. Mon amie avait fini en cabane pour fraude fiscale, et détenait de fait un petit local pas si loin de notre appartement. C’était un bar, tombant totalement en ruine, avec une grande arrière salle qui servait parfois à jouer au poker. Nous le retapâmes comme nous le purent, sans ne réellement savoir si nous allions rouvrir ou non un jour. Et l’idée me vint quand un jour, ma colocataire revint dans un bien piteux état dans notre demeure, et que je dû la soigner par mes propres moyens à défaut de pouvoir l’amener dans un hôpital. Les gens étaient encore fermés d’esprit, et elle me faisait bien plus confiance à moi qu’à ces piètres choses nommées humains. Ce fut ainsi que la pensée du dispensaire naquit, et à mes yeux couleur chocolat, l’idée était merveilleuse. Nous laissâmes finalement le bar dans un état pas véritablement reluisant, mais suffisamment convivial pour donner envie à quelques habitués de revenir. Seulement des lycanthropes, pouvant venir ici pour se reposer après une dure journée entre eux, ou bien pour recevoir quelques soins dans l’arrière salle.

Au fond, je m’étais assez vite relevée de ma mise à pied et des quelques mois passés à l’ombre. Mon compte en banque était peut-être à sec, mais je m’arrangerais toujours pour que mon assiette soit remplie lorsque la faim se faisait ressentir, et je prenais toujours autant de plaisir à aller déguster une bonne bière dans l’un de mes bars fétiches. Sentir le vent dans mes cheveux lorsque je me trouvais à califourchon était un régal, le bruit du cuir de ma veste un délice pour mes oreilles, et lancer quelques pics à ma colocataire un petit plaisir que je me réservais parfois. J’aimais ce que je faisais, soigner ces pauvres bêbêtes faisait désormais parti de mon rythme de vie, de ma vie. Je m’arrangeais toujours pour laisser des gens là-bas, disposés à m’appeler en cas d’urgence, à toute heure du jour ou de la nuit. On aurait pu croire que ma mise à pied me dégouterait à vie de ces créatures, mais non. Ce fut dur de me faire accepter au « sein des leurs » comme étant une personne fiable, mais le fait d’avoir une colocataire lycanthrope joua fortement en ma faveur. Elle me faisait confiance, et fit mine d’instaurer cette confiance parmi les gens partageant son identité. Et étant donné que le fils à papa faisait de toute manière n’importe quoi au sein de la meute, on ne m’en tint pas rigueur. Enfin, pas trop. Disons que je n’avais pas à craindre pour mes jours tant que je ne reproduisais pas la même erreur. Si c’était le cas, j’avais bien du soucis à me faire…