Je suis né il y a de ça presque 200 ans, le 18 décembre 1812, dans notre petite maison, aux environs d'Ottawa, au Canada. Il neigeait trop, ce jour-là m'avaient expliqué mes parents, et ils étaient aussi dans l'impossibilité de se rendre à la commune, pour m'ajouter aux listes du quartier. Durant quelques jours, je n’étais donc administrativement pas né. Enfin, à l'époque, ce n'était pas exceptionnel. Et puis, comme ça, ils purent se fixer sur mon prénom. Ma mère tenait à m’appeler Angelo, car j'étais né avec une touffe énorme de cheveux blonds, et mon père voulait m'appeler Xander, comme son père décédé à la même époque, une année plus tôt. Autant dire qu'avec son fort caractère, ma mère réussit son coup, mais pour faire plaisir à mon père, me donna Xander comme second prénom. Et puis, elle aimait bien mon grand-père paternel. Mais l'histoire de mon nom n'as en soi aucune importance. Je disais ça pour l'anecdote.
Mes souvenirs d'enfance sont on ne peut plus flous, à vrai dire. Je me souviens vaguement que vers mes seize ans, j'étais tombé amoureux d'une fille... Imaginez ma gueule d'ange, accompagnée de boutons et de lunettes.... Loin d'être aussi séduisant. Rien d'étonnant que cette fille, dont j'ai oublié le nom, ai tôt fait de m'oublier. Je n'ai jamais su de quel trouble de la vue je souffrais, mais ce n'était pour moi rien d'important : j'ai vite compris qu'avec ces instruments, je n'aurais aucune chance avec les demoiselles. J'étais le seul dans le village à en porter, et souvent on me traitait de débile et d'ignorant. Alors, je partais à l'aventure, seul, comme je voyais les autres gamins le faire en bande. Je les trouvais lâche, de s'en prendre aux fillettes pour leur voler des bonbons. Enfin, ce n'est pas l'époque de ma vie que j'ai préféré. Loin de là.
J’ai grandi somme toute banalement, avec mes joies, mes peines, mes problèmes. J’avais une famille aimante, certes peu riche, mais tout de même aimante. Mes parents m’ont largement manqué, durant mon exil.
Parlons-en, de cet exil justement ! Un pauvre vieux m’as un jour appelé, et altruiste comme je l’étais, j’ai voulu l’aider. Il m’a entrainé dans les bois, une partie que je ne connaissais pas, bien loin du village, jusque dans sa vieille cabane au fin fond des bois, où personne ne va jamais. Attention au grand méchant loup, qu’on aurait pu me dire ! Mais je n’aurais pas écouté. A dire vrai, ce gars m’intriguait. Je l’avais vu une ou deux fois dans le village, et il semblait observer. M’observer, étant donné que je restais toujours seul. Quand je m’en rendais compte, il disparaissait. Seule persistait une odeur de fauve particulièrement forte. Je m’en souviens, parce que la baraque puait, littéralement. Et que pour mon plus grand malheur, j’ai dû y habiter durant deux décennies.
Ce gars, en vingt ans, n’as jamais pu me dire une parole gentille. Aucun encouragement. Et je n’ai jamais su son nom, d’ailleurs ! Alors, je l’appelais le Vieux, tout simplement. J’étais lié à lui, étant donné qu’il était mon Père de sang. C’était un Tigre Garou, solitaire, qui semblait avoir vécu depuis toujours, et il semblait las. Peut-être est-ce pour ça que je suis toujours vivant, deux cents ans après ma naissance ? Peut-être voulait-il juste une espèce d’héritier ? Enfin, il n’est plus là pour confirmer cette théorie. Ce n’est pas plus mal. Même s’il a fait de moi le dernier Tigre sur Terre, ça n’enlève en rien son mauvais caractère. Il ne cessait de me crier dessus. Ses cris, et même ses crocs, pénétrèrent ma chair lors des Pleines Lunes. J’étais incapable de résister à l’appel de celle que je nomme Mère. Alors il me surveillait, me blessant lorsque j’allais trop loin. La semaine précédant l’arrivée complète de Mère, j’étais en proie aux chaleurs lunaires. J’étais obligé de les satisfaire, et ce, quel que soit la partenaire. Encore maintenant, je suis réduit à l’état de Bête lors de ses chaleurs. C’est ma nature, c’est ainsi que je suis devenu.
Certes, il m’aidait. D’une manière vraiment pas pédagogique, mais il m’aidait à me contrôler. Il me forçait à me dépasser, à aller jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la douleur même. Je pense cependant que mon apprentissage fut très long. J’ai mis presque quinze ans à me contrôler, et à réussir à me changer quand je le voulais, et aussi longtemps que je le souhaitais. Peut-être est-ce à cause de la nature particulière de mon Garou ? Un Tigre, ça ne se contrôle pas si facilement. Ou alors, c’était à cause des méthodes peu conventionnelles du Vieux ? Je ne saurais le dire.
Durant cinq ans, je suis resté à ses côtés. Je n’avais pas le choix : il voulait me contrôler. Il y avait pris goût, à mon avis, et ce n’étais pas bon du tout pour moi. J’étais continuellement surveillé, même lors de mes sorties en villes, la semaine des chaleurs. Au début, je comprenais, mais plus après quinze ans. Puis un jour, il me mit au défi.
« Si tu veux me prouver que tu mérites d’être un Tigre, et gagner ainsi ta liberté, tu vas devoir me battre. »
Je m’en souviens comme si c’était hier. Je ne lui ait pas laissé le temps de réagir, et me transformait. Bondissant sur lui, j’avais l’avantage de la jeunesse et de la robustesse. Il était très vieux, me semblait-il, mais il fut coriace. Je ne sais plus comment tout le combat s’est déroulé, mais je me souviens très bien que mon poitrail était tâché de son sang, et du mien. Ma fourrure était poisseuse, tandis que lui saignait abondamment. Il chargea de nouveau sur moi, après un moment où nous nous tournâmes autour. Me défendant, d’un coup de griffe, je lui arrachai la moitié de la joue. A la vue de tout ce sang qui giclait, mes instincts de prédateurs m’arrachèrent mon humanité. Je le tuais, et poussait des rugissements de vainqueur.
Mes rugissements durent être entendus de loin, car une demi-heure plus tard, des gens rappliquaient avec des fusils de chasse. J’avais repris forme humaine, le temps de me laver, pour ensuite aller me cacher près des marécages. J’entendis leurs airs apeurés : un tigre, au Canada ? Quelle chose avait bien pu tuer un prédateur pareil ?
En silence, j’attendis qu’ils s’en aillent, avant de retourner dans la cabane et de brûler toute ses affaires humaines, et prenant les miennes dans un sac, je partis dans une autre ville. Je fus tenté, bien sûr, de retourner voir mes parents. Mais quelle réaction auraient-ils, après vingt ans ? Surtout que je conserve encore maintenant l’apparence que j’avais le jour de ma disparition.
Alors, je pris la décision de voyager, et de vivre au jour le jour. Mais avant de partir, je reçu une drôle de visite : un autre Garou. Lochan, un ami du Vieux, apparemment. Enfin, ami, c’est vite dit. Il avait eu vent de la mort de mon Père, et il venait m’en féliciter. J’ai d’ailleurs trouvé ça amusant. Ce fut une visite rapide : j’avais besoin d’être seul, et de profiter de ma liberté. Et je voyais en lui, je l’avoue, quelqu’un qui risquais de me brider. Et puis, la Guerre de Sécession se déclara.
Comme je vivais un peu hors du temps, je ne l’avais pas vu venir. Mais un sentiment de patriotisme m’envahit, et je décidais de m’enrôler dans l’armée Nordiste.
Mes capacités de Tigre m’aidèrent beaucoup. De mon régiment, je devais être le plus meurtrier, et peut-être le plus inquiétant. Je n’éprouvais pas de remords. Je n’avais pas le droit, où je risquais de faillir, et de laisser derrière moi Nigel. C’était mon frère d’armes, un simple humain, âgé de moins de vingt ans. Il était le plus jeune, et je l’ai pris sous mon aile. Lors de trêves, il me racontait sa vie, ce qu’il ressentait. La Guerre, c’est atroce en soi. Tous ces morts qu’on laisse sur notre passage, cela doit être traumatisant, pour une personne si jeune.
J’aimais bien le petit Nigel. J’ai essayé de protéger le plus possible. Les autres membres du régiment, qui étaient plus ou moins proche de nous, nous qualifiaient de « duo étrange ». Pour eux, j’étais la force brute, et Nigel, le petit intello. Enfin, nous nous complétions bien, en un sens.
Mais à la fin de la guerre, je devais partir. Il commençait à trouver étrange que mon apparence ne change pas. Et surtout, que je ne portais aucune séquelle physique des combats antérieurs. Alors, je me fis passer pour mort, et lors de mon pseudo enterrement, je partis en mettant dans le cercueil un pauvre malheureux qui était mort depuis quelques jours.
Clairement, je ne pouvais plus rester dans le Nord. Et puis, j’avais envie de changer d’air. Alors, je partis pour l’Amérique du Sud. Là-bas, je laissais la Guerre derrière moi, et me consacrais à une vie de voyage. Je souhaitais explorer, et ne plus penser à tout ça. Le passé reste du passé.
L’Amour, un jour, me tomba dessus. Depuis ma transformation, je n’avais plus éprouvé de sentiment envers une jolie femme. Elle s’appelait Maria, et c’était l’une des filles de joies d’un maquereau local. Elle avait cette beauté sauvage qui m’appelait. J’essayais de résister, mais peu à peu je me rendis compte que cette attirance était mutuelle. Nous nous voyions en cachette, le plus possible.
Je ne vais pas dire que nous filions le parfait bonheur, ce serait faux. Je lui mentais, sur ma nature, sur mes origines. Sur beaucoup de choses, en fait. Sauf mes sentiments. Mais je devais la « partager » avec des abrutis. Et ça, j’arrivais de moins en moins à le supporter. Notre rupture fut précipitée par la faute de son débile de maquereau. Il nous avait surpris un soir, et je crois qu’il avait des soupçons depuis longtemps. En même temps, après un an, nous avions fini par baisser notre méfiance. J’avais très envie de le tuer, pour qu’il cesse de l’exploiter. Mais voyant ma fureur, Maria s’interposa, et me largua. Elle avait sans doute peur des représailles sur sa famille. Quoi qu’il en soit, je lui en veux toujours. J’aurais pu tuer ceux qui auraient pu lui faire du mal. Mais elle a préféré rester avec son MacDébile. Je l’avoue, mon égo en a pris un gros coup. C’est sans doute pour ça que j’ai retraversé l’Amérique pour rentrer au Canada, ma patrie.
J’ai voyagé tout le long sous ma forme de Tigre, chassant pour manger, et vivant tel un animal. Je pris mon temps, après tout, j’avais –et ai toujours– l’éternité devant moi.
Ma première visite, de retour dans mon pays, fut dans un cimetière. Mes parents étaient morts durant la Guerre, d’une cause inconnue. Je suis alors retourné dans mon ancienne maison, et j’y ai cherché tout ce qui pouvait prouver mon existence là-bas. J’aurais aimé prendre une photo de nous trois, mais malheureusement à l’époque, ce n’était pas possible. Et puis, je pense que ça m’aurait trop rattaché à eux, et que j’aurais eu du mal à incendier la maison. Depuis la mort de mes parents, elle n’avait pas été habitée, et était complètement insalubre. Alors, j’ai pris tous les objets de valeurs, et j’ai brûlé le reste. On pourrait me prendre pour un voleur, mais ces objets, c’était mon héritage. En fait, il n’y avait comme objet de valeur, qu’une chaine en or, que je porte à mon cou depuis, ainsi qu’une petite montre à gousset.
En 1894, après avoir encore voyagé, je me suis lassé de l’Amérique. Il me semblait que j’avais tout vu, tout entendu. J’ai alors pensé au Vieux Continent, l’Europe. Comme je parle aussi le français, je me suis tout naturellement tourné vers la France. J’y ai retrouvé Lochan, à Paris en 1900 aux Folies Bergères. Je pensais que le changement de siècle allait me perturber, mais pas du tout. Peut-être le fait d’être en perpétuelle évolution ne me l’as pas fait remarquer.
Mais bien sûr, je sentis les prémisses de la Première Guerre Mondiale. Les humains sont vraiment barbares, et belliqueux. Enfin, je dis ça, mais je suis parfois un peu trop sauvage. Mais je suis un Garou, moi !
Heureusement, comme lors de la Guerre de Sécession, je n’étais pas seul. Lochan combattit à mes côtés, chacun pouvant compter sur l’autre. En évoquant la Guerre, et ce, quelle que soit l’époque, je ne peux m’empêcher de penser à Nigel, et à sa probable mort. Et à Lochan, bien sûr. Mais lui, c’est un Ancêtre, il mourra jamais, ce n’est pas possible.
Lorsque la Guerre fut finie, Lochan et moi ne nous séparâmes pas tout de suite. Mais peu après, pour des raisons que je ne connais pas, L’Ancêtre retourna en Amérique, ne me donnant aucune explication. A vrai dire, il m’a juste dit « Angelo, je m’en vais. »
Je n’avais pas d’autre choix que de le laisser partir. Après tout, je n’avais aucun droit de le priver de son désir. Enfin, j’ai hésité à le suivre, parce que ce brusque départ m’a dérouté, je l’avoue. Mais j’ai préféré rester en France, essayant de m’adapter aux villes. Ce qui ne fut pas facile, et au bout d’un an, je retournais vivre dans de petits villages, où les vieilles dames me voyaient d’un mauvais œil.
Vingt ans plus tard, une nouvelle Guerre arrive. C’est bête, mais je ne pus m’empêcher d’y participer de nouveau. Cette fois, j’étais seul, et j’avançais vers les lignes ennemies avec l’envie d’en finir le plus vite possible. J’allai tellement loin que j’arrivai à Berlin peu avant le suicide d’Hitler, que je vis à la une des journaux locaux, le 30 avril 1945.
Après cet épisode, je partis vers l’Indochine, de nouveau sous ma forme de Tigre. Sauf que je ne savais pas que là-bas, ils pratiquaient la Chasse aux tigres aussi souvent ! Régulièrement, je changeais d’endroit, tuant les chasseurs qui avaient le malheur de croiser ma route.
Et puis, un jour, je commis une maladresse. J’étais sous ma forme humaine, en ville, et visiblement dans un quartier mal famé. J’ai voulu séduire une des filles de joies que je voyais, parce que j’étais dans la période des Chaleurs, mais son frère n’a pas apprécié qu’un « blanc bec » comme il me nomma essaye de la mettre dans son lit. Appelant ses petits copains, toute la meute arriva. Ils étaient une dizaine, en pleine ville, et je ne pouvais pas me changer sous leurs yeux ! C’était impossible. Alors, je fis mine d’abandonner, mais cet abruti ne put saisir sa chance de rester en vie. Il sorti une dague d’argent. Je réussis à esquiver le premier coup, mais le second effleura mon flanc droit. L’argent me brûla la chair, et il reparti à l’assaut, m’obligeant à m’enfuir. Il courut sur mes talons, et fut visiblement plus rapide étant donné que sa lame se retrouva à nouveau contre ma peau. Hurlant de douleur, je me souviens m’être transformé dès que possible, avant de courir vers la forêt. Surpris, visiblement, il se reprit au dernier moment et me lança sa dague dans le dos.
J’entendis alors des cris, ils voulaient me tuer. Oh, c’était compréhensible, mais je ne l’entendais pas de cette oreille. Je m’enfonçai plus profondément dans la forêt, résistant à la douleur le plus longtemps possible. Je pense qu’une Bonne Etoile, là-haut, entendit mon appel, étant donné qu’un être surnaturel vint me sauver. Ce n’était pas Lochan, mais un vampire, du nom de Mekare. Elle sembla comprendre ma douleur, et s’occupa de moi.
Je ne peux que la remercier, encore maintenant. C’est grâce à elle que je suis toujours vivant. L’argent, c’est un métal fatal pour tous les Garous, et elle le savait. Elle savait aussi que j’aurais pu la tuer : un Tigre blessé, qu’il soit Garou ou non, peut mettre toute ses forces dans une dernière bataille. Mais je réussis à taire mes instincts, et me voilà, à présent couché dans un divan.
Je pense, à juste titre, que Mekare m’apprécie. Cela doit faire plus de cinquante ans, maintenant, que je la protège, et suis ce qu’on peut appeler un « Compagnon ». Elle m’a sauvée, et autant dire que pour moi, c’est un acte d’une grande valeur. Quand elle m’a proposé de la suivre, elle et son Clan, je n’ai pu qu’accepter. Oh, je ne suis pas fan de tous ces vampires, mais j’ai la paix. Je peux faire exactement tout ce que je veux, et je vis dans un luxe que je n’ai jamais connu. Et puis, je dois aussi avouer que je l’aime beaucoup, Mekare.