16 Avril 1672, Carcassonne

- Vous ne comprenez pas la gravité de la situation Marianne ! Fouquet a été arrêté par les mousquetaires du roi hier au soir et vous pensez bien que la première mesure que conseilleront les d’Astagne au roi est de nuire à nos intérêts. Je reste persuadé que nous devrions partir…

Ce n’était pas bien d’écouter aux portes, et indigne d’un jeune garçon bien né et bien éduqué comme Basile, voilà ce que sa préceptrice dirait. Mais comment sinon aurait-il été au courant des choses importantes ? Du haut de ses onze ans l’héritier des Valmont ne comprenait pas toutes les subtilités politiques que ses parents évoquaient mais savait toutefois que Nicolas Fouquet était un haut personnage humain et que ses parents le considéraient comme leur meilleur allié. Pourquoi avait-il été arrêté ? Hier encore sa mère vantait les mérites de ce précieux soutien ? Et maintenant partir ? Partir où ? Déconcerté, Basile s’enferma dans sa chambre, au premier étage du manoir, et réfléchit. Que pourrait-il faire lui à son âge pour aider sa famille ?

L’idée de tuer le roi lui vint à l’esprit. Ce n’était qu’un humain et on lui avait appris depuis l’enfance à mépriser les humains. Pourquoi accepter que l’un d’eux les fasse fuir ? Le garçon avait bien en tête des mousquetaires armés d’épées et engoncés dans des armures mais sous estimait l’effet de ces choses primitives sur un corps de mage. C’est donc tout pimpant que Basile s’en alla trouver son père, Robert de Valmont, et lui proposa d’aller tuer le roi et de remettre Fouquet à sa place. Tout en quémandant avec dignité quelques pièces d’or pour faire venir ces friandises d’orient, qu’il adorait.

- Basile mon enfant, pourquoi penses-tu qu’il faudrait remettre Fouquet au sommet de l'état ? Pourquoi ne pas essayer de gouverner nous-même, si on va au bout de ton raisonnement ?

Le garçon regarda son père avec perplexité. Pourquoi ? Oui c’est vrai après tout, pourquoi les sorciers ne gouvernaient pas les humains en suzerain impitoyables, eux qui étaient si supérieurs à cette pathétique race dénuée de sagesse. Mais il y avait le Secret…

- Mais père, ce roi Louis nous obligerait à quitter la France à cause de notre soutien à Fouquet, et je ne comprends pas pourquoi nous devons nous écraser devant lui ! Un sorcier miséreux, si une telle chose existe, vaut mieux que le plus grand des empereurs sans pouvoir, c’est vous qui me l’avez dit. Et vous pouvez sûrement, avec vos pouvoirs, transformer les épées de ces mousquetaires en sculptures d’argile !

Soupir du père. Il était temps d’apprendre à son fils une leçon qu’il aurait aimé plus tardive. Quelques heures plus tard, le seigneur de Valmont et son héritier, entourés d’hommes d’armes arborant la livrée de leur maison, un ours brisant un bouclier sur fond rouge, gagnait la grande place du Gibet de la cité médiévale et prenaient leur place dans une loge perchée au sommet d’un ensemble de gradins en bois sur pilotis. La foule était déjà nombreuse, pour voir la pendaison suivie de décapitation d’Alester Vinmans, un herboriste convaincu d’envoûtements, de pratiques blasphématoires et de pratique des arts occultes. L’affaire fut rondement menée et la tête du pauvre homme roula au pied de l’échafaud telle une pomme tombant de l’étal d’un marchand.

- Tu vois mon fils, cet homme était réellement un sorcier, quoique de moindre envergure et avec peu de talent. Pourtant il est mort et rien de ce qu’il aurait pu faire sur ce gibet n’aurait pu éviter cette fin. Pourquoi ? Parce que les humains ont pour eux le poids du nombre. C’est probablement l’une des dernières exécutions pour sorcellerie de ce pays mais donne à ces chiens sauvages un prétexte, un seul, et leurs prétendues lumières, leurs sciences balbutiantes, causeront à nouveau notre mort en masse.

Basile regardait intensément la tête coupée. Il allait méditer la leçon, c’était certain.

17 Mai 1679, Versailles

- Le jeune sieur de Valmont ! Assurément on nous a beaucoup parlé de vous. Jeune homme d’une urbanité rare, doté d’un grand savoir en nombre de domaines, et, aux dires des femmes, beaucoup d’allure. Allons, relevez-vous jeune homme, et dites-nous ce que nous pouvons faire pour vous.

Basile se remit debout, intérieurement furieux d’avoir eu à s’agenouiller, une grande première. Surtout devant cet humain ! Ce roi Louis qui, quelques années auparavant, à la mort de Fouquet, leur avait fait subir de nouveaux impôts et empêchés de quitter la France. Mais enfin, sa requête valait bien quelques sacrifices et les Valmont avaient su rattraper leurs accointances avec Fouquet auprès du roi. Il n’était plus l’enfant naïf d’autrefois. D’une grande beauté, ses cheveux noirs encadraient un visage bien ciselé aux grands yeux d’un noir profond. Des yeux qui parcourent, l’espace d’un instant, les courtisans autour du roi. Il y avait plusieurs sorciers… Il était presque sûr qu’aucun ne l’empêcherait d’utiliser sa compulsion à l’encontre du roi pour une affaire aussi minime qui de toute façon n’empiéterait sur le domaine d’aucun de ses pairs. Et de toute façon le roi était influencé par sorcellerie presque permanence, comme tous ses pairs depuis que les dirigeants humains ne croyaient plus en ces choses et ne prenaient plus les mesures pour s’en protéger.

- Comme Votre Majesté le sait sans nul doute, le seigneur mon père est miné au plus profond de lui-même par le deuil terrible qui frappe notre famille et n’est plus en mesure de gérer efficacement votre terre quoique niant cette réalité. En tant que votre fidèle vassal et dévoué serviteur, je sollicite très humblement Votre Majesté afin d’obtenir officiellement la seigneurie des Valmont et la charge de leurs affaires, et de tenir pour réglées les obligations du seigneur mon père à l’endroit de la couronne de France.

Les sorciers présents froncèrent les sourcils mais aucun ne fit rien pour arrêter le léger sortilège jeté d’un infime mouvement de la main par Basile. Ce dernier, d’une simplicité enfantine, visait à convaincre autrui de faire ce que vous vouliez. Il ne marchait que sur les humains, et encore. Il ne pouvait guère leur faire faire des choses vis-à-vis desquelles ils seraient très opposés et particulièrement sur les volontés les plus fortes. Toutefois, des décennies d’influences magiques avaient affaibli la résistance du roi à ce genre de tours. De plus, d’autres compulsions, bien plus fortes, existaient, mais nécessitaient une longue préparation et des efforts, et n’étaient pas appropriés.

D’ailleurs cette compulsion en elle-même était sans doute inutile mais de Valmont voulait assurer sa situation. Sa mère morte dans un accident d’expérimentation magique, son père devenu à moitié fou de chagrin, certes, mais surtout parce qu’il était lié par l’esprit à sa femme pendant son décès, et enfermé dans ses appartements par une garde magique, un autre seigneur, surtout un sorcier, aurait pu tenter quelque chose pour accaparer les terres de la famille. Basile ne pouvait tout simplement pas prendre le risque.

- Très bien, nous entendons votre requête. Que tous ici soient témoins de notre édit. En cette heure du dix-sept mai de l’an de grâce mille six cent soixante-dix-neuf, Basile de Valmont est fait seigneur de Carcassonne, dans la limite où ces contrées font partie du Domaine Royal et où les seigneurs de Valmont en sont les dévoués intendants.


- Le roi est mort ! Le roi est mort !

Un silence de plomb tomba dans la grande salle des appartements seigneuriaux du château de la Rochelle. Jacques de la Bigne, qui se tenait à la place d’honneur, s’apprêta à parler et y renoncer finalement, se contentant de jeter un regard atterré à ses pairs sorciers. Tous ici avaient de bonnes raisons d’être catastrophés. Faisant partie du même groupe de sorciers, du même cercle de magie, ils n’avaient pas senti venir la maladie aussi brutale que soudaine du roi Louis XIV, venant conclure ses soixante-douze ans de règne. Mais tous n’avaient pas été aussi malheureux dans l’art courtisan. Ainsi, Louis XV était déjà sous l’influence du cardinal André Hercule de Fleury, un redoutable sorcier qui comptait bien devenir le premier des précepteurs du roi et dont les intérêts étaient dramatiquement opposés à ceux du groupe installé céans. Groupe dans lequel on trouvait Basile de Valmont. D’une pâleur un peu inquiétante et d’une effrayante minceur, il faisait plus que ses cinquante-quatre ans. La cause de son état était la même que celle qui l’avait conduit à ignorer la maladie du roi, lui pourtant si fin politique : les recherches magiques dans lesquelles il s’était plongé corps et âme, et qui l’avaient fait devenir un des plus puissants sorciers du monde mais qui avaient englouties argent, possessions et intérêt pour la politique de la Cour. Quoique Jacques de la Bigne soit le maître des lieux, c’est vers Valmont que la plupart se tournèrent.

- Si nos scribes ont fini de compiler nos parchemins et que vous avez détruit ce que vous ne pouvez pas apporté, dirigeons nous immédiatement vers les navires en partance avant que les forces de notre ami commun et de la régente ne nous placent en état d’arrestation.

Effervescence. Parchemins et documents s’entassèrent dans des chariots tandis que d’autres brûlaient. Course générale vers la flottille de trois navires qui devait conduire les sorciers en exil vers les Amériques. Il n’était que temps. Alors que les vaisseaux prenaient la mer, les forces du cardinal envahissaient le château fort de la Rochelle et des feux s’élevaient de la tour nord, là où on avait pris le soin de placer des pièges magiques assez redoutables pour emporter la tête de Fleury si il se risquait au sommet de la place forte, là où un pratiquant de la magie sentait que l’Art avait le plus été pratiqué.

Accoudé au bastingage, affaibli par les dépenses magiques consenties pour gagner la Rochelle au plus vite, protéger ces navires contre tout assaut occulte, Basile dut se retenir de vomir. Ces derniers temps il avait beaucoup trop abusé de ses pouvoirs et fouillé trop profondément, trop vite. Pourtant le jeu en valait la chandelle. A l’insu de ses pairs qui s’entassaient dans les autres navires – lui avait le sien propre -, il transportait une chose qui dépassait l’entendement de Fleury et de ses pareils. Lentement, aidé d’une canne à pommeau d’or, le seigneur de Valmont vint dans sa vaste cabine qu’il ferma par magie et ouvrit un coffre, invisible à tous autres yeux que les siens et redoutablement bien protégé.

Ecartant l’or et la soie, Valmont accéda au double fond et eut un sourire aussi sinistre que la nuit sans lune dans laquelle cette partie de l’océan se trouvait plongée. Oh oui, se dit-il en observant le flacon qui contenait un liquide vert et aussi brillant qu’un éclat de soleil, le sacrifice de ces paysans et la capture de cette femme vampire ainsi que tous les autres actes qu’il avait commis valaient la peine d’être commis. Tout cela pour l’Elixir de Longue Vie, toutes ces années passées à décrypter les vieux textes de Nicolas Flammel qui dormaient sous Paris et à obtenir ce résultat. Ce résultat qui voguait vers les Amériques, hors de portée des rivaux et des envieux et qui assurerait une puissance sans cesse croissante à Valmont.


- Et vous mon bon conseiller, je vous élève à la dignité unique d’Ami Impérial. Toutes les notabilités de l’Empire seront tenues de vous faire bon accueil et vous serez partout reconnu comme un des plus estimables personnages de l’Europe et du Monde.

D’une inclinaison respectueuse de la tête, Jonathan Carrin, comme il se faisait appeler à ce moment, montra sa gratitude envers celle de Napoléon Bonaparte, Empereur des Français victorieux à la Bataille des Trois Empereurs. Aujourd’hui plus que jamais, « Jonathan », était au fait de son pouvoir. Patiemment il avait travaillé pour arriver à cette habile conclusion, soutenu Bonaparte dans toutes ses entreprises et même bien avant que ce dernier ne devienne Premier Consul, le sorcier veillait sur le jeune général et surveillait ses ambitions. Quoique de frêle constitution et fermement appuyé sur sa canne à pommeau d’or, le quarantenaire qui était debout derrière le souverain rayonnait. Ses traits, élégants et raffinés, ses yeux éclatants et son port seigneurial impressionnaient. Si Jonathan Carrin ne rayonnait pas par sa force physique, son maintien et sa prestance en imposaient. Autant que la justesse de ses conseils.

Toujours au courant de tout, toujours au fait des choses, Jonathan était le premier conseiller de l’Empereur en toutes matières, et peu à la Cour le savaient, certains pensant qu’il n’était guère plus qu’un valet, d’autres affirmant qu’il gouvernait en coulisses, d’autres aussi rares qu’ils étaient en danger, s’inquiétaient des disparitions dans son entourage et de ses capacités à entendre ce qui se disait de bien loin…

- Sire, votre victoire est magnifique au-delà de toute expression. Les félons du Saint-Empire sont matés et votre lumière s’étend des deux côtés du Rhin !

L’Empereur acquiesça machinalement, coulant un regard en biais à son conseiller. Comment ce dernier avait-il bien pu deviner que Franz von Weyrother serait choisi comme chef d’état-major et que ses tactiques, aussi risquées qu’exaltées, seraient retenues pour l’affrontement décisif ? Comment ? Alors qu’aucun de ses espions n’avait pu l’en informer moitié aussi rapidement que l’homme étrange qu’il connaissait depuis presque vingt ans.

Semblant lire dans les pensées de l’Empereur, le sorcier se rembrunit. Bonaparte était un esprit exceptionnellement fort, aussi fort, même, que certains puissants sorciers, et le manipuler devenait extrêmement difficile. Si celui-ci se doutait… bon, c’était le XIXéme siècle et la magie n’était plus qu’une fable aux yeux des humains mais peut être que cette fois ci, c’était la victoire de trop. Qu’importe après tout, le sorcier immortel avait fait le plein de richesses et d’argent et avait lié connaissance avec moult familles humaines et non humaines dont beaucoup avaient désormais une dette envers lui pour une chose ou une autre. Ayant assuré son réseau d’influence en Europe, peut-être était-il temps de plier bagage…


- Monsieur, préférez-vous votre avion ou le yacht ?

D’un geste machinal, Basile de Valmont, revenu depuis trente ans à son nom d’origine, caressa sa barbe inexistante. En ces temps de modernité, il quittait la Chine industrieuse pour la Louisiane ravagée mais poétique. Et pas seulement pour des raisons touristiques. Ses réseaux d’informateurs, sans cesse plus étoffés depuis trois cent ans, n’avaient cessé de l’alerter sur la récente concentration de créatures magiques et de non-humains en Louisiane et sur tout le long du Mississipi. Des tensions croissantes s’y faisaient jour entre lycanthropes et vampires et des êtres disparaissaient, de sorte que chaque camp accusait l’autre. C’était une situation qui pouvait facilement dégénérer et compromette les plans mûrement réfléchis de Basile ainsi que toutes les races surnaturelles peuplant la Terre.

Ainsi il était de son devoir, lui semblait il, à lui le plus vieux et le plus habile sorcier, de se rendre sur place pour tenter d’apaiser les tensions si il le pouvait, et en tout cas de veiller aux intérêts de ses pairs sur place tout en évitant toute révélation impromptue. De plus, il sentait confusément que la source de toutes ces disparitions et tous ces événements pouvait être, éventuellement, un atout dans le futur. Et quoiqu’il en soit, depuis sa naissance à Carcassonne, Basil avait toujours voulu être au centre des événements car c’était généralement là que tombaient les parcelles de puissance.

- Nous prendrons mon avion jusqu’à en Louisiane et ensuite je nuancerais en m’intégrant au petit peuple mon ami. Je prendrais le ferry.

Basile de Valmont, richissime conseiller financier français, interlocuteur du FMI, de la Banque Mondial et d’autres organismes capitalistes prenait rarement les transports en commun et encore moins sur mer, mais il était nécessaire, maintenant qu’il allait s’installer pour quelques temps dans la région, de faire comprendre à tous, en particulier à ceux qui pourraient avoir des intentions hostiles envers lui, qu’il ne les craignait pas et qu’il osait se déplacer en public sans aucune gêne. Non pas qu’il eut des ennemis déclarés mais mieux valait affirmer son assurance à chaque fois que c’était nécessaire, surtout entre sorciers, milieu de complots et d’intrigues. Se levant de son fauteuil, Basile se dirigea vers son bureau, sa canne marquant le tempo de ses pas silencieux. Il se retourna toutefois vers son majordome un instant.

- En revanche assurez-vous de trouver une compagnie de navigation convenable, et faites en sorte que le manoir soit prêt à mon arrivée, Albert.