Si je pouvais me regarder dans un miroir, j'y verrais une femme mâture. Une femme aux longs cheveux blonds et aux yeux de chat, d'un vert changeant. J'y verrais un visage serein, marqué de fines rides presque invisibles. J'y verrais une femme rassemblant ses cheveux dorés en un chignon sévère, accrochant à ses oreilles de fines boucles ouvragées et serties de perles. J'y verrais une femme vêtue d'une sobre robe noire, presque monacale si elle ne s'arrêtait pas aux genoux. Une femme qui enfile ses escarpins vernis et qui dépose sur ses lèvres une teinte rosée. Une femme au regard fixe et sans vie. Une femme aux joues auparavant marquées par les larmes de son sommeil mais aux yeux désespérément secs à son réveil. Je suis aveugle. J'erre dans un monde sans lumière, un monde incapable de me combler par ses couleurs. Pourtant, j'aime à m'entourer d'êtres aux couleurs éclatantes. Un ara bleu vole jusqu'à ma coiffeuse et vient frotter sa tête contre ma main. Je souris et le caresse délicatement avant de le laisser rejoindre ses compagnons colorés. Chacun de mes oiseaux chante lorsqu'il me voit et cela seul me permet de ne pas pleurer lorsque je suis éveillée. A eux seuls je prodigue mon affection et ils savent qu'ils n'ont nullement à me craindre. Avec eux je suis celle que j'étais, aimante et maternelle, douce et solaire, rayonnante de bonheur. Alors qu'au fond de moi, je suis glacée à jamais. Mes larmes deviennent neige puis glace. Je redeviens mon pays lorsque l'hiver le marque au plus profond de la terre.

Je suis née en l'an 693 en Angleterre. A l'époque on m'appelait encore Mary Hope Wilson. Je vivais dans un petit village avec mon époux et mon fils. Nous n'étions pas riches, de simples paysans qui élevaient des moutons pour vendre la laine sur le marché. J'aimais profondément ma famille. Bien que je n'ai pas choisi d'épouser James, je m'entendais bien avec lui. J'avais épousé un ami et non pas un amant, ce qui ne m'empêchait pas d'être comblée et heureuse. L'amour était venu avec le temps et un fils était venu s'ajouter à notre bonheur. Lorsque je repense à William, mon coeur se serre et j'ai l'impression de recevoir un coup de couteau. Je vivais heureuse et l'on m'a arraché mon enfant et mon compagnon. J'étais une bonne chrétienne mais j'avais par ma mère appris les anciens rites et appris à soigner par les plantes. Oui, appelez cela comme vous voulez, sorcellerie si cela vous chante. Je persiste à dire que nous ne nous étions pas fermés aux esprits, c'est cela qui nous permettait de soigner et de prédire si les récoltes seraient bonnes. C'était bien peu de choses. J'avais entendu pendant mon enfance que les druides pouvaient faire appel à de puissants esprits, aux pouvoirs effrayants et qu'eux-même n'étaient pas tout à fait humains, pouvaient avoir des dons tout aussi terrifiants. Enfant, je m'adressais aux esprits en cachette, ignorant s'ils m'entendaient ou non, déposais de menues offrandes près de la forêt ou des ruisseaux. Adolescente puis adulte, je ne perdais pas cette habitude de les remercier et de les invoquer : de ne pas les oublier.

J'avais vingt-huit ans lorsque notre village fut attaqué. Il faisait nuit et nous dormions tous profondément lorsqu'ils arrivèrent. J'avais vaguement entendu parler d'invasions dans le pays, mais jamais je n'aurais pensé voir ces barbares arriver un jour chez nous. On les appelait vikings. Notre village était pourtant suffisamment loin dans les terres, nous pensions être à l'abri. J'ignore encore aujourd'hui ce qui a pu les pousser à s'éloigner autant de la mer. Notre village était pourtant fortifié, nos chiens étaient féroces, nous aurions dû les repousser. Nous aurions pu s'ils n'avaient été que des hommes mortels. Pourtant une chose les accompagnait. C'est cette chose qui me trouva, recroquevillée dans un coin de notre pauvre chaumière, serrant mon fils contre moi de toutes mes forces. Tout est confus. Je me souviens que la chose nous a soulevés et emmené à l'extérieur. Un homme m'a arraché mon fils et l'a jeté sur le sol alors que je hurlais de toutes mes forces. Quelques instants plus tard, mon mari rejoignait mon fils et le serra dans ses bras, ses yeux emplis de peur et de colère. La chose se pencha vers eux et je surpris son sourire, son sourire bestial aux crocs acérés alors que sur son visage blême une expression de cruauté inhumaine se peignait. Un hurlement, le plus fort que je lâchais de toute mon existence, m'échappa lorsque je vis la main de la chose plonger dans la cage thoracique de mon époux et en extraire le coeur. Je me débattais de toutes mes forces, suppliant que l'on ne fasse pas de mal à mon f... Lorsque son coeur vint rejoindre celui de son père, je m'évanouis. La dernière chose que je vis fut leurs deux corps. Je souhaitais ne plus jamais revoir.

Je ne survécus que deux ans. Je m'éveillais à bord d'un drakkar, aveugle. Les esprits avaient exaucé mon voeu. Tout était noir. Je devins la maîtresse d'un de ces barbares et l'on me prit mon honneur, mon nom. L'homme a qui j'appartenais prétendait que je ressemblais à l'une de leurs déesses et me nomma comme elle : Freyja. Il disait m'aimer et peut être disait-il vrai. Il prenait soin de moi, veillait à ce que je ne manque de rien. J'étais aveugle après tout, j'étais incapable de me débrouiller seule. J'étais perpétuellement triste au point même que le moindre contact me faisait fondre en larmes. Pourtant il restait doux et cela parvenait un peu à m'apaiser par moments. Mais je revoyais perpétuellement le visage de cette chose. Et ma tristesse se muait en haine, en haine si grande qu'elle finit par me ronger. Je ne pouvais tuer cette chose, les esprits me murmuraient que la chose ne craignait que trois choses : le feu, le soleil et l'argent. J'étais incapable de combattre cette chose. De venger ceux que j'aimais. De soulager mon coeur. Une nuit mes pas me conduisirent près d'un lac, peut être semblable à celui qui bordait mon village natal. J'avançais, j'avançais et l'eau me recouvrait délicatement, comme un linceul sombre. Avant de disparaître complètement, je souhaitais revenir, je souhaitais avoir un pouvoir capable de soumettre cette chose. je souhaitais dominer cette abomination et ces hommes qui m'avaient arraché à la vie que j'aimais. Je priais Odin, Thor, Freyja, Dieu et les esprits, peu importait leurs noms. Je priais et je suppliais qu'on m'accorde de revenir, je suppliais pour que mon désir de vengeance devienne mon arme la plus puissante.

Je suis née le 31 octobre 1978 en Suède. Ne me demandez pas comment cela a pu se produire. Je suppose que les esprits ont exaucé mon voeu. Chaque voeu a sa contrepartie. Je suis restée aveugle mais j'ai conservé ma mémoire passée. Chaque jour a été une douleur sans nom, qui s'est pourtant un peu atténuée avec le temps. Je ne prétends pas être à jamais guérie des mes envies de vengeance. Je ne prétends pas non plus que lorsque vient la nuit et que je plonge dans les limbes du sommeil, des larmes ne viennent pas maculer mes joues. J'ai eu une enfance "normale", j'étais une petite fille solitaire, une femme coincée dans le corps d'une enfant. Je développais pourtant une passion pour le chant. Et tout le monde s'accorda à dire que j'avais un certain talent. C'était peu dire ! A mesure que je grandissais, mon talent croissait et ma voix produisait un certain effet sur quiconque l'entendait. Je n'avais pas oublié les contes de mon enfance sur ces druides qui soumettaient leurs adversaires par la voix, sur ces bardes qui pouvaient manipuler des foules entières. Je me perdais corps et âme dans la musique. Chaque note me rendait plus forte, plus vivante, me donnait l'impression que je pouvais conquérir le monde. Quiconque m'écoutait alors chanter tombait sous ma coupe, mes parents les premiers. Je suis devenue chanteuse lyrique et les ai abandonnés pour voyager à travers le monde.

J'ai "découvert" l'existence des CESS lors de la révélation. Je n'ignorais pas que les sorciers existaient, ne suis-je pas l'une des leurs ? Mais mon plus grand choc a été de découvrir l'existence des vampires. Cette chose abominable qui avait tué mon mari et mon fils devant moi était l'une de ces sangsues répugnantes. Je me surpris alors à haïr la population vampirique toute entière, à vouloir leur mort.

J'ai écumé l'Europe à la recherche de ces vampires afin de tester mon pouvoir sur eux et j'ai fini par atteindre mon but en provoquant la mort de l'un d'entre eux en Russie. Oh je sais bien que c'est terriblement mesquin, qu'en plus il était tellement jeune qu'un flash de lampe UV l'aurait réduit en cendres et que me servir de mon don pour l'immobiliser jusqu'à ce que le soleil se lève est honteux. La vengeance n'a pas de règle, elle ne souffre aucun retard lorsqu'elle devient trop pressante. L'honneur n'est que peu de chose et je l'ai perdu il y a des siècles lorsque l'on m'a transformée en esclave tout juste bonne à ouvrir les cuisses.

Mes errances m'ont conduite à Saint-Louis, la Babylone vampirique. J'espère retrouver cette chose. J'espère pouvoir me venger. Je n'espère plus trouver la paix. Lorsque ma vengeance sera accomplie, alors j'adresserais une nouvelle prière aux esprits. Que mon âme soit soulagée de toute sa peine. Je veux oublier.