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L’on dit souvent de moi que je sais ce que je veux, et où je vais. Il est vrai que je fais preuve d’une détermination à toute épreuve, ce qui accentue le tempérament fougueux et impétueux de ma personne. De ce fait, il demeure en moi comme cet instinct carnassier de léopard ; discret mais continuellement aux aguets, toutes griffes sorties sous l’aplomb d’un œil vivace et observateur. Ce n’est pas pour rien que je sais me faire respecter ; car s’il est vrai que je m’emporte parfois violemment, je sais aussi faire preuve de diplomatie… Ou disons simplement que lorsque le peu de patience qui m’incombe coule encore dans mes veines, je sais me faire grand rhétoricien et orateur charismatique. Concernant la faculté à garder mon sang froid, c’est surtout ma moitié ; ma douce et tendre Adora, qui parvient à me maitriser lorsque la situation l’impose. J’ai donc l’art de créer des alliances sans pour autant dénaturer mon pard : personne ne marchera sur mes terres ni ne lèsera les miens, même en temps de paix. Car autoritaire et têtu, j’impose mes décisions dans l’honneur et la fierté des miens. Agir par le sang ne m’effraie pas, envoûter par la parole non plus. Je suis un fin stratège qui sait s’adapter aux situations ; mon instinct de meneur me pousse à toujours prendre les rênes. Mais malgré ces quelques pulsions violentes, je possède une nature protectrice terriblement poussée : mes détracteurs n’hésitent pas à me qualifier d’extrême… Car je tue quiconque malmène l’un des miens ; qu’il soit ennemi, allié, voire même membre de mon propre pard. Mon inflexibilité me fait régner d’une main de fer, mes instincts protecteurs et ma loyauté assurent la confiance des miens. Je sais me montrer juste autant que ferme, je sais me faire tendre autant que sanguinaire, et je sais surtout faire plier mes détracteurs à la pointe des mes mots acides et de mes crocs acérés.

1.

« Casse-toi ! Va me ramasser des sterling, j’ai plus de vinasse. » Mes yeux fauves toisèrent la figure paternelle d’une infinie torpeur. Plongé dans mes pensées brumeuses, j’observais cet homme à la voix grasse, aux cheveux d’un brun sale et aux mains nerveuses. Son ventre bedonnant d’un trop plein de vin narguait les traits émaciés de son visage : il avait des airs de macchabée rance et défraîchi. Je reniflais un instant avant de passer ma main d’enfant sur mon nez rougi, tandis que je sentais une brise glacée se faufiler par les fenêtres branlantes de notre taudis. Et je demeurais là, inerte et pensif, en proie à mille réflexions qui m’enfonçaient dans une léthargie trouble, lorsque soudain un violent bruit de verre me fit sursauter : mon incapable de père venait de jeter sa bouteille vide en ma direction. L’avantage d’un ivrogne c’est que sa tremblotte intempestive l’empêche de bien viser. « T’es sourd comme ta pauv’ mère mon gars ? Casse-toi ! » D’un bond vivace, je tournais les talons avant de m’enfuir de notre maison poussiéreuse et de rejoindre les rues crasseuses de Londres.

1921. La crise d’après-guerre avait fait trembler le pays. C’était également l’année de ma naissance : sans doute était-ce pour cela que mon père me voyait comme un fardeau. J’étais arrivé au même moment que tous ces foutus problèmes économiques et sociaux, j’étais moi-même un souci économique et social pour mes abrutis de parents. Comble de l’ironie, mes géniteurs m’avaient affublé d’un prénom angélique ; Gabriel ou l’archange qui annonça à la Vierge la venue de son fils salvateur. Personnellement, je ne voyais guère comment je pouvais apporter d’aussi bonnes nouvelles à l’instar de l'illustre créature divine qui portait mon prénom : le seul moyen de me préserver était encore de fermer ma gueule. Ah, elle est belle la Bible ; à vous enseigner des préceptes à deux sous… Car malgré le piètre tableau que formaient mes parents, ces derniers étaient restés de fervents pratiquants. Catholiques même. Honnêtement, je doutais que l’Eglise était honorée d’accueillir en ses rangs d’aussi austères individus. Quoique…
J’étais donc un môme qui avait été plombé avant même d’avoir vu le jour, car mon destin était tout tracé : condamné à faire les poches pour acheter la vinasse d’un père alcoolique sous les yeux humides d’une mère battue et docile, je finirais comme tous ces chiens galeux qui tendent la patte pour un peu de nourriture. Mais mon rêve de gosse, c’était encore d’être cheminot, ou bien conducteur d’automobiles. Ouais, c’était un métier pour moi ça : pas de contraintes ni de restrictions, seulement la liberté… Pour le moment, je me devais de vagabonder ici et là, à la recherche de poches bien remplies à dépouiller.

C’est par la grâce d’un père m’obligeant à voler dans les rues londoniennes depuis mes sept ans, que je devins maître de la roublardise. Aucune montre à gousset ne filait entre mes doigts, aucune miche de pain ne s’échappait de mes mains enfantines, aucun portefeuille n’était à l’abri de mes prouesses pillardes. Seules quelques courses poursuites avec le boulanger du coin m’avaient valu quelques remontrances, néanmoins plus le temps passait, et plus j’étendais mon petit royaume par-delà le quartier où je résidais. Et les années, perfides, m’invitaient à m’éloigner de plus en plus de la maison vers des endroits que je ne connaissais que peu ou proue. Comme Londres est immense, lorsqu’on n'a que dix ans… Et qu’il est si aisé de s’y perdre et de se faire avaler dans le ventre de la bête, monstrueuse et séductrice.

C’est ainsi que j’en vins à surestimer mes capacités de petit roublard ; à l’aube de mes treize ans j’entendis parler de forains venus s’installer aux portes de Brixton. Porté par le désir de me confronter à ceux que l’on qualifiait souvent de fins resquilleurs, je laissai mon arrogance me susurrer que non seulement il me serait aisé de les dépouiller, mais qu’en plus le butin récolté s’avérerait probablement conséquent. Et l’étale qui m’attira le plus fut bien sûr celle de Duncan, le prestigieux prestidigitateur : « Approchez, approchez ! Je peux faire disparaître sous vos yeux la montre de votre mari, oui mesdames ! » « Moi aussi… » soufflais-je non sans un bref rire taquin, avant de me faufiler parmi la masse agglutinée autour du charismatique forain. Et tandis que les paires d’yeux étaient toutes naïvement tournées vers le pseudo magicien cumulant des tours de passe-passe improbables, je me glissai tel un félin dans la roulotte aux couleurs bariolées sans aucun scrupule. D’un œil vivace, je repérai parmi ces amas de toiles satinées et de bric-à-brac inutiles ce qui pourrait bien me satisfaire ; je n’eus néanmoins pas le temps de fouiller de fond en comble, car les applaudissements déchaînés des badauds me firent comprendre que le tour était terminé. Attrapant au hasard un bracelet qui me paraissait fait d’argent, je sautai hors de la roulotte avant de prendre mes jambes à mon cou… lorsqu’une main ferme saisit mon bras fébrile. « Vous êtes rapide m’sieur. » furent les seuls mots que je daignais souffler, une fois passée la stupeur d’être pris la main dans le sac. Et non pas que je désirais sympathiser avec ma ‘victime’, mais j’avais appris depuis des années qu’il valait mieux tenter d’attendrir avant de s’élancer dans l’agressivité défensive… Et en effet, jamais je n’aurais pensé que ce fameux Duncan serait revenu aussi vite auprès de sa roulotte, une fois son numéro terminé. « Toi aussi petit. Rend-moi ce que tu m’as pris. » « J’ai rien pris m’sieur. » Mes yeux fauves et paniqués se posèrent alors sur une silhouette fébrile qui s’avança vers nous, la démarche hasardeuse et un manteau d’or en guise de chevelure qui couvrait la maigreur de ses épaules. La fillette devait probablement être âgée de huit ans, et je me souvins alors qu’elle s’était tenue furtivement derrière le forain lorsque ce dernier accomplissait ce numéro. Sans doute était-ce elle qui m’avait vu entrer dans leur roulotte ; à cette idée je ne pus m’empêcher de la darder d’un regard noir non sans froncer les sourcils. Mais bientôt, le forain me rappela à l’ordre en me tendant sa main qui me paraissait infiniment douce, me libérant ainsi de son emprise. « Rends le moi, petit. » Mes yeux humides soutenant les siens avec panache, je pus y lire comme une lueur paternelle ; de celle que je n’avais jamais connu. Ce fut alors d’une mine blasée que j’enfouis ma main dans la poche de mon manteau rapiécé, avant de lui rendre son bien. « Pourquoi vous m’avez lâché ? » sifflais-je alors insolent, ne comprenant pas pourquoi cet homme avait cru bon de me délivrer avant que son précieux bracelet ne lui soit remis. « J’aurais pu détaler comme un lapin. J’cours vite vous savez. » « Et toi, pourquoi tu me l’as rendu ? » demanda l’homme charismatique avant d’esquisser un sourire taquin.

En vérité je crois que je n’avais aucune réponse logique ni cohérente. Lui non plus.


2.

Les années passèrent et jamais je n'eus de remords à fuguer ainsi, loin de Londres, loin de mes géniteurs. Je n'étais bien que sur les routes, auprès de Duncan et sa femme Elvire qui m'apprirent toutes les ficelles du métier de forain. Ces derniers m'adoptèrent aussitôt , voyant en moi le grand frère aimant qui protègerait également leur fille unique, Adora. Ah, Adora. Entre elle et moi, une complicité très naturelle se tissa rapidement : j'aimais ses rires enfantins, sa gaieté vraie, sa joie de vivre constante. Et avouons aussi que la vie de gamin me plaisait considérablement : je n'avais plus à voler pour survivre et m'assurer une couche pour la nuit. Je pouvais être insouciant, insolent même, grimper dans les arbres et m'inventer des rêves de môme. Quand bien même j'aidais mon père adoptif dans son travail, jamais telle vie ne m'avait d'avantage satisfait. Mon rêve était devenu réalité : j'étais libre car constamment sur les routes, et plus encore j'avais trouvé ma famille. Une touche de magie venait même surplomber ce tableau véritablement idyllique, un secret bien gardé qui me semblait fascinant : mes parents adoptifs me révélèrent, au terme d'une longue conversation où ils m'assurèrent porter assez de confiance en ma personne pour révéler ce mystère les enveloppant, qu'ils n'étaient pas tout à fait humains. Un choc pour un garçon de quatorze ans qui pensait avec arrogance avoir déjà tout vécu ; j'avais accueilli la nouvelle avec amusement, pensant d'abord à une face. Mais bientôt mon père siffla avec décence et fierté, qu'être léopard-garou n'avait rien d'une blague, sinon d'un honneur. Honneur, ou malédiction ; je ne parvenais pas vraiment à en dissocier l'un de l'autre lorsque mes rétines fauves plongèrent dans son regard. J'appris alors ce qu'était un pard, ce qu'était un nimir, ce qu'était une transformation. J'appris aussi et surtout à garder ma langue, et leur jurèrent que jamais leur secret ne serait dévoilé par mes soins. Etrangement, aucune peur ne me traversa en l'instant : j'étais fier au contraire, de leur inspirer confiance. Néanmoins les nuits à venir furent témoin de mes insomnies où je me ressassais cette étrange conversation ; et seule une discussion avec Adora put apaiser les démons de mes nuits blanches. J'appris, finalement, à me faire à l'idée que ma famille n'était autre qu'un pard. Mais moi... Moi j'étais humain. Et je ferais tout, pour conserver mon humanité.
uc