« Il est temps. » La voix masculine s’éleva dans le silence, comme la femme resta immobile. Si elle avait entendu ou non, rien ne le laissait transparaitre. Pourtant, il n’ajouta rien de plus. Il savait qu’elle le ferait. Il savait qu’elle se sacrifierait pour le bien de tous. Pour son bien à lui, mais cela, il n’avait pas besoin de le formuler. Cette famille de sorcières était son alliée depuis des générations. Elles œuvraient pour lui, et en échange, il leur permettait d’acquérir toujours plus de pouvoirs. Cela fonctionnait ainsi depuis des siècles, et il ne pouvait que s’émerveiller au fil du temps de ces femmes qui semblaient repousser les limites un peu plus chaque jour. Oui, il avait fait le bon choix en choisissant de passer un pacte avec cette sorcière. A vrai dire, la convaincre de travailler pour lui avait été si facile, qu’il en avait longtemps ri. Il en souriait toujours d’ailleurs. Parce que la soif de pouvoir des O’Hara était leur plus grande faiblesse. Leur seule, à vrai dire. Et aujourd’hui encore, leur tragique destin allait les rattraper, leur montrant qu’il était celui qui tenait les rennes. Malgré toute cette magie qu’elles avaient accumulée, malgré toute cette puissance qu’elles avaient développée, il restait le seul maître. Finalement, elle se retourna vers lui, ses yeux bleus le transperçant. Ils avaient cette teinte qui semblait infinie, et cette faculté troublante de donner l’impression qu’ils pouvaient voir au-delà de l’âme. Peut être était-ce le cas, mais il ne s’en inquiétait pas. Même si la petite avait hérité des mêmes. Un gène de la famille, sans doute. « Veilleras-tu sur elle ? » Maël eut un sourire, à la fois amusé et rassurant, mais il prit le temps de répondre à la question rhétorique. « Comme j’ai veillé sur toi. » Il ne faisait jamais de fausse promesse. Chacun entendait ce qu’il voulait dans les phrases de l’autre, un fait qu’il avait appris alors qu’il n’était qu’un enfant. Un léger rire s’échappa des lèvres de la femme, comme son regard se perdait à nouveau dans le vide. Cela le fit s’attarder davantage sur ses traits fins, et sa peau pâle. Quelque chose qu’elle n’avait pas transmis à son enfant, et qui pourtant représentait si bien leur Irlande d’origine. Mais il ne fallait pas s’attendre à autre chose, lorsque l’on épousait un américain aux souches louches. Il la scruta longtemps, cherchant à comprendre ce qui pouvait lui traverser l’esprit. Avait-elle peur, brusquement ? Cela le surprendrait, elle n’avait jamais reculé, ne lui avait jamais fait faux bond. Non, c’était autre chose qu’il ne saurait définir. Une première, lui qui avait passé tant de jours à leur murmurer à l’oreille ses désirs les plus sombres, à s’immiscer dans la partie la plus nébuleuse de leur esprit pour les guider, à comprendre ce qu’elles voulaient pour mieux l’utiliser. Un instant, il crut qu’elle avait compris. Mais un haussement d’épaules suivit sa pensée. Cela n’avait plus d’importance. Parce qu’aujourd’hui, la jeune fille avait vingt ans. Aujourd’hui, elle devenait enfin l’héritière des O’Hara. Et avec elle, il touchait du bout des doigts son but. Elle était puissante, des générations entières de sorcières étaient derrière elle. Avec un peu de travail, il la conduirait là où il voulait qu’elle soit.

Finalement, Deirdre bougea légèrement, juste suffisamment pour ouvrir l’immense fenêtre qui surplombait le domaine familial. « Je lui ai fait un cadeau, » lâcha-t-elle de son éternelle voix douce. « Je pense qu’il lui plaira. » Il ne sut quoi répondre. Cela ne le concernait pas, et ne l’intéressait pas vraiment. Mais c’était le même rituel à chaque génération, et il se devait le respecter. Il ne la brusquerait pas, et tenterait de faciliter ce moment autant que possible. Peut être avait-il fini par s’attacher à ses sorcières, au fil des siècles. Personne ne saurait le dire. Bien sûr, il était déjà arrivé que la sorcière tente de résister, et il n’avait pas hésité à agir en conséquence. Mais cela n’était pas le cas cette fois-ci. « Je m’assurerai qu’elle l’ait. » Un nouveau rire cristallin emplit la pièce, lui faisant se demander si la folie ne l’avait pas complètement atteint. C’était parfois le prix à payer lorsque l’on avait trop de pouvoirs. « Si tu veux, je suis sûre que tu apprécieras également le cadeau. » Le ton était ironique, tandis que la sorcière secouait la tête, faisant voler ses boucles brunes avec la brise s’échappant de la fenêtre. Oui, elle savait ce qu’elle avait à faire. Et elle avait respecté chaque partie du pacte passé de nombreux siècles auparavant, alors que sa famille n’était pas encore sur ce continent. Mais pour sa fille, elle avait usé de ses dernières forces. Un cadeau du passé. Et elle la savait assez intelligente pour réussir. Avec cette pensée et un sourire sur les lèvres, elle laissa le vide l’envelopper. Elle était libre, enfin. Et l’image de l’émeraude si parfaite autour du cou de sa fille fut la dernière qu’elle emporta. Un cadeau pour l’avenir.


Il était là, elle le savait sans même se retourner. Certains appelleront cela une intuition, elle se référait plutôt à un frémissement qui se faisait sentir lorsqu’il arrivait. Comme si sa magie tout entière réagissait à sa présence, ce qui était sans aucun doute logique. Ils étaient liés, quoi qu’il puisse arriver. Ombre parmi les ombres, il restait dans la sienne tandis qu’elle évoluait dans un monde qu’il avait quitté depuis bien longtemps. Un accord conclu depuis des siècles, dont elle savait se satisfaire pleinement. Ou peut-être n’avait-elle pas assez de libre arbitre pour réaliser pleinement les conséquences. Mais qu’importait. Tant qu’il lui permettait de développer sa magie, elle jouerait le jeu jusqu’au bout. N’est-ce pas dans cette optique qu’elle avait été élevée ? Continuer l’héritage familial de sa précieuse famille, poursuivre cette quête de puissance qui avait commencé alors qu’ils habitaient encore sur les terres sauvages d’Irlande. Sa mère lui avait toujours soufflée qu’elle était vouée à un destin digne des plus grands et petite, elle se surprenait parfois à rêver que cela devenait réel. Devenir une des plus puissantes O’Hara, une des plus redoutables sorcières de son clan. Jusqu’à ce que cette simple idée devienne une véritable obsession. Accomplir son destin pour faire la fierté de sa famille, mais surtout, pour prouver qu’elle n’était pas aussi faible que sa mère. D’elle, la sorcière volcanique ne conservait qu’un collier avec une émeraude en pendentif. Elle n’avait jamais pu s’en débarrasser, elle qui conservait jalousement tout ce qui touchait de près ou de loin sa famille. Besoin de se rapprocher d’eux, ou de percer les mystères, nul ne le savait. Même pas Maël, qui préférait se concentrer sur le plus important comme toujours. Et cette nuit-là, il s’agissait du fameux collier, posé soigneusement à côté de la jeune femme.

Huit ans. C’était ce qu’il lui avait fallu pour réussir à ignorer suffisamment sa colère et enfin lire la lettre laissée par sa défunte mère. Ayant été d’humeur nostalgique toute la journée, blessée dans son égo de ne trouver aucune réponse dans cette ville inconnue, elle s’était réfugiée dans sa chambre d’hôtel à la tombée de la nuit, n’ayant pas envie de voir du monde. Un verre de vin rouge dans la main, Nymphea s’était alors plongée dans les souvenirs, ouvrant la malle qui ne la quittait jamais lorsqu’elle était loin du manoir familial. Les différentes photos étaient maintenant éparpillée sur le sol, tandis que la brunette, assise au milieu, lisait encore et encore la dernière lettre que lui avait laissé sa mère, cherchant des réponses dont elle aurait pu passer à côté. Dans son dos, Maël fulminait. Elle pouvait sentir sa colère sur le bout de sa langue et dans chaque fibre de son corps, tant elle était palpable. Il n’avait pas apprécié la plaisanterie. « Qu’est ce que c’est que cela ? » finit-il par demander, d’une voix dangereusement calme. La brunette ne répondit pas de suite, ce qui cette fois-ci le fit réagir. La lampe de chevet vola à travers la chambre, frôlant la sorcière pour aller s’écraser sur le mur. Repoussant négligemment un débris qui avait atterri sur sa cuisse, Nymphea ne bougea pas pour autant. Elle était habituée à ses crises de colère, et avait suffisamment confiance en lui pour savoir qu’il ne lui ferait pas de mal. Ou tout au moins, c’était ce qu’elle croyait. Son éternel sourire insolent dansant sur ses lèvres, elle finit par se retourner vers lui, comme elle prenait le collier, le faisant glisser sur ses doigts. « C’est le dernier cadeau de ma mère. Tu devrais t’en rappeler, tu es celui qui a insisté pour que je le conserve. » Des mots prononcés de sa voix chantante, et dont le ton narquois ne pouvait être ignoré. Maël tendit la main vers la pierre précieuse, mais elle fut plus rapide que lui, la mettant à l’abris. « Attention, la dernière fois, cette magnifique émeraude t’a envoyé aux oubliettes pendant la soirée. Tu ne voudrais pas que cela recommence ? » Son rire cristallin s’éleva dans la pièce, montrant qu’elle n’était pas réellement sérieuse. Même si Maël pouvait devenir ingérable, il restait le protecteur de sa famille depuis de nombreux siècles. C’était pour lui qu’elle était venue à Saint Louis, parce qu’elle n’avait pu ignorer toute la puissance qui semblait s’échapper de cette ville qui regorgeait de créatures.

« Tu as donc l’intention de t’en servir contre moi dès que je vais te contrarier ? » Une question posée d’un ton soupçonneux, tandis qu’il l'observait attentivement. « Bien sur que non. Je ne comprends même pas pourquoi ma mère me l’a laissé. Peut être a-t-il une force que je peux exploiter ? » Le ton était sincère, mais il ne relâcha pas son attention pour autant. Etait-il en train de perdre le contrôle d’une de ses sorcières ? Deirdre avait éveillé chez lui des soupçons à la toute fin. Mais il n’avait pas vraiment chercher à comprendre, se reposant sur le fait que la succession était immanente. S’il avait soupçonné la faculté de ce collier, il ne l’aurait jamais permis. « Je ne pense pas qu’il nous soit d’une grande utilité. Il vaut mieux se concentrer sur la ville, et trouver la source qui nous a conduit ici. Cela me semble le plus urgent. » La jeune femme ne sembla pas faire attention à sa tentative pour détourner son attention du présent, mais il s’en méfiait. Nymphea était excellente pour jouer avec les apparences, c’était sans doute cela, en plus de sa magie, qui la rendait si précieuse à ses yeux. Et s’il voulait la conserver à ses côtés, il devrait trouver un moyen de détruire cette pierre. Haussant les épaules, Nymphea finit par poser le collier dans la malle, avant de se diriger vers la salle de bain. Sortir dans un bar et s’amuser toute la nuit devenait brusquement attrayant, comme elle était d’humeur plus légère.