Une simple répétition pour un spectacle, afin que tout soit parfait pour le soir de la représentation. Une après midi comme une autre, qu’ils avait passé à travailler comme bien souvent. Ils étaient tous extrêmement perfectionnistes dans leur métier, et même si la jeune femme n’avait que quinze ans, elle ne pouvait nier que cette passion coulait également dans ses veines. Elle était née dans l’univers de la fête foraine, n’ayant connu d’autre vie que celle des spectacles de magie que donnait son père. Enfant, elle aimait se dire que le temps d’une représentation, elle se transformait en une véritable princesse, entrant dans un monde où tout était possible. Et aujourd’hui encore, ce même sentiment de liberté qui coulait dans ses veines et qui la guidait jour après jour ; l’envahissait dès qu’elle mettait un pied sur la scène. C’était donc de bonne grâce qu’elle s’était exécutée encore et encore, jusqu’à ce qu’elle soit capable de se déplacer les yeux fermés, un sourire mutin dansant sur ses lèvres. Rien ne pouvait la départir de son sourire lorsqu’elle était dans son élément ; même si à cet instant, ces images n’étaient plus que brume dans sa mémoire.

Adora se souvenait pourtant du sentiment de jalousie lorsqu’il l’avait prise dans ces bras, cette autre femme qui avait réussir à attirer son attention. Gabriel avait rejoint sa famille alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, son père décidant de le prendre sous son aile. Et le garçon n’était jamais parti. Ils avaient grandi ensemble, travaillant et s’amusant dans ce monde à part ; si bien qu’il l’a voyait comme la fillette des spectacles, la petite sœur adoptive à qui il avait accordé sa protection. Et maintenant, il passait autant de temps qu’il le pouvait avec sa nouvelle petite amie, tandis qu’elle avait observé leur bonheur de loin. Un sentiment de possessivité l’avait brusquement traversé, aussi soudain qu’inattendu, mais cela, il n’était pas question de l’admettre pour l’adolescente. Elle n’avait rien laissé paraitre, ne voulant gâcher cette journée. Et c’est alors qu’elle se retournait pour éloigner cette vision de lui que tout avait basculé, sans qu’elle ne sache exactement comment. Les portes de la salle s’étaient ouvertes avec fracas, et avant qu’elle ne puisse même réagir, sa mère l’avait plaquée au sol tandis que tout devenait confus. L’attaque était implacable, et ne leur laissait aucune chance.

L’attaque était implacable, et ne leur laissait aucune chance. Les membres de la troupe se dispersèrent et bientôt, les léopards prirent le dessus sur les humains, se protégeant autant que possible de ce qui semblait être des chasseurs. Et même si elle était habituée à vivre au milieu d’un Pard, Adora avait toujours été protégée de la violence par les siens et cela jouait aujourd’hui en sa défaveur. La simple humaine qu’elle était, était complètement dépourvue. Elle pouvait entendre les battements frénétiques de son cœur, rythmant cet instant avec une précision effrayant. Cela ne pouvait pas être réel. Une phrase qu’elle se répétait sans cesse, tentant de se convaincre que la scène qui se jouait devant ses yeux n’était qu’une illusion créée par son imagination. Mais c’était là une affirmation qui ne parvenait pourtant à atteindre son cerveau, qui refusait de faire face à la situation. Le visage collé contre le sol, la jeune femme tentait tant bien que mal d’étouffer les cris de terreur qu’elle sentait venir, mettant une main sur sa bouche et fermant les yeux. Tout se passait trop vite, elle entendait le bruit des armes de sa famille qui tentait de se protéger et cela lui donnait l’impression de sentir les balles siffler au dessus d’elle. Parfaitement consciente qu’elle était une cible facile, Adora tenta de ramper dans un abri plus sûr, mais l’ange blond ne put aller bien loin. Son corps lui donna soudainement l’impression d’être en feu, tandis qu’une douleur fulgurante l’empêchait garder prise dans la réalité. Ces hurlements qui raisonnaient dans sa tête, écorchant son âme comme ils se gravaient à jamais dans sa mémoire, mais tout cela ne fut rien à côté de ce sentiment de vide lorsqu’elle comprit que l’irréparable venait d’être commis. Sa vision se brouillait et son esprit se fermait, comme le temps semblait s’être arrêté.

Brusquement, sa mère fut à ses côtés, s’agitant au dessus d’elle et lui disant des mots qu’elle ne pouvait saisir. Adora tenta de bouger un instant, mais eu juste assez d’indices pour comprendre qu’elle était maintenant allongée sur un lit. Elle ouvrit la bouche pour poser des questions, ayant besoin d’être rassurée, son palpitant s’affolant à l’idée qu’un de ses proches ne s’en soit pas sorti. Mais seul un son rauque s’échappa de ses lèvres entrouvertes. L’inconscience la rattrapa encore, et lorsqu’elle ouvrit à nouveau les yeux, elle ne saurait dire combien de temps était passé. Quelque chose avait changé, au plus profond d’elle-même, l’adolescente pouvait le sentir sans même bouger. La léoparde, qui faisait maintenant partie intégrante d’elle, s’agita paresseusement l’espace d’un instant et Adora en tira la rapide conclusion qu’elle avait été transformée pendant la bataille. Cette réalisation aurait du la glacer d’effroi, cela allait changer sa vie de manière irrévocable. Mais elle était née au milieu d’un pard, dont son père était le nimiraj, et avait été bercée par leur culture. Cela n’avait donc d’importance à cet instant ; alors qu’une part d’elle-même voulait se lever et comprendre comment cela avait pu arriver. La chaleur qui l’entourait, tout comme la protection qu’elle pouvait sentir était tout ce dont elle avait besoin. Son regard se posa un instant sur le visage de Gabriel allongé à ses côtés, la faisant doucement sourire malgré l’étrangeté de la situation. Et au lieu de se sentir gênée, la jeune femme se rendormit presque aussitôt, apaisée.

La rage envahissait son esprit, l’aveuglant et l’empêchant de raisonner calmement. Qu’elle était loin à cet instant précis la jeune femme douce et prévenante qu’elle avait toujours été. Mais elle était loin l’adolescente rayonnante, qui participait aux spectacles de magie de son père. Mariée à Gabriel depuis plusieurs années, ils avaient quitté la troupe pour vivre leur vie de jeune couple, suivant leurs envies et leurs instincts. C’étaient pourtant ces instincts qui les avaient perdus, alors qu’ils étaient en train de chasser ensemble. Des braconniers qu’ils n’avaient pas entendu arriver et qui ne leur avaient laissé aucune chance en leur tirant avec des fléchettes tranquillisantes. Le couple avait alors tenté de fuir, mais sans succès. La drogue faisait effet rapidement, poussant Gabriel agir. Encore aujourd’hui, elle était furieuse contre son acte de bravoure alors qu’elle aurait sans doute pu l’aider, ou tout au moins, ils n’auraient pas été séparés. Il l’avait dissimulée dans une grotte avant qu’elle ne perde conscience, puis avait entraîné leurs poursuivants loin d’elle. Et lorsqu’elle était revenue à elle, il n’y avait plus aucune trace de son compagnon. Tout cela l’avait changé probablement à jamais, tant elle ne pouvait concevoir de continuer sa vie sans Gabriel. Elle le savait vivant, mais elle ne pouvait en tirer davantage de leur lien bien trop faible. La jeune femme avait trouvé refuge dans sa famille, bien trop brisée et bien trop fragile pour rester seule. Sans compter qu’elle avait désespérément besoin d’aide pour mener des recherches. Mais malgré tous leurs efforts, cela n’avait rien donné, si bien que Duncan avait fini par annoncer que l’attente était la seule chose restante. Même dans le cas où l’humaine en elle aurait voulu laisser le temps agir, son léopard n’aurait pu concevoir une telle situation ; mais pour une fois, ses deux parties étaient en parfait accord. Elles ne pouvaient accepter ce que suggérait son père.

« Adora, sois raisonnable » reprit Duncan d’une voix douce mais pourtant emplie d’autorité. « Nous n’avons aucune piste, aucun témoin. Je n’ai même pas une seule personne sur qui faire pression pour avoir des informations.Nous devons attendre plutôt que d’agir de manière stupide, tu dois te raisonner. »

Elle aurait du frémir sous le poids de son ordre, courber l’échine et se ranger à sa volonté. Il était le dominant, celui dont la parole faisait foi. Mais la jeune femme avait quitté le Pard depuis bien longtemps pour vivre sa vie avec son compagnon, effaçant ainsi peu à peu l’autorité que son paternel aurait pu avoir sur elle. Et dans une telle situation, seules ses émotions la guidaient entièrement, comme elles étaient la seule chose qui l’empêchait de sombrer dans la folie de la douleur.

« Alors quoi ? On abandonne, c’est ça que tu suggères ? »

Son ton était féroce et son langage corporel agressif, mais elle n’en avait que faire. Elle ne pouvait rester là à ne rien faire tandis que son compagnon était dieu sait où en danger, peu être même mourant.

« Bien sur que non ! Mais il nous faut être patients, nous n’avons pas d’autres solutions Adora. »

Ne supportant d’en entendre davantage, l’ange révolté tourna les talons et quitta la maison qui leur servait de refuge. Son léopard prit le dessus, et sitôt la transformation terminée, Adora s’élança dans la forêt, voulant s’éloigner de tout et de tout le monde. Elle était impuissante, et c’était probablement ce qui la rendait encore plus furieuse. Elle ne pouvait rien faire pour sauver son compagnon, ou tout au moins, rien pour l’instant alors que tout ce qu’elle voulait, c’était qu’on lui désigne une cible à abattre, un coupable à châtier pour leur avoir causé tant de souffrance.

L’attente avait fini par s’installer, longue et insoutenable, comme elle était tout ce qui lui restait. Les semaines étaient devenues des mois, puis les mois des années, la jeune femme finissant par dépérir avec le temps. Elle qui était connue pour sa douceur était incapable de rester dans la pièce avec trop de monde sans avoir l’impression de perdre la tête, si bien qu’elle avait fini par vivre pratiquement isolée des autres. Seule sa mère parvenait encore à rester à ses côtés sans craindre ses foudres, mais sans pour autant parvenir à l’apaiser. Le fantôme d’elle-même, c’était tout ce qu’il en restait. Jusqu’à ce qu’ils reçoivent le coup de téléphone qui la sortit de sa torpeur, la laissant sous le choc de la révélation. Gabriel avait été retrouvé. Elle se répétait sans cesse ces quelques mots dans son esprit tandis que sa famille et elle était en route pour New York, la ville où il avait trouvé refuge. Après tout ce temps, il lui était difficile de céder à l’espoir, tant il était aussi douloureux que la souffrance elle-même. Si jamais elle n’arrivait pas à temps et que quelque chose de grave se produisait à nouveau, si jamais cela n’avait été qu’un malentendu et qu’il ne s’agissait pas de Gabriel, si… tant de craintes qui se succédaient, et elle savait que si l’une d’entre elles se révélaient être réelle, elle n’y survivrait probablement pas. Après ces trois ans, ce fut certainement le voyage le plus long de sa vie. Elle suivait sa mère à travers la foule de l’aéroport dans un état second, s’engouffrant dans le taxi tandis que son anxiété atteignait son apogée. La main d’Elvire était dans la sienne, tandis qu’elle la serrait comme s’il s’agissait de sa dernière ligne de survie. Et quelque part, c’était le cas. Son père lui adressa quelques mots de réconforts, mais la jeune femme ne les entendit même pas. Faites que ça soit réel ; était maintenant sa seule pensée, encore et encore, souhaitant qu’il apparaisse comme par magie devant elle. Cette même magie qui avait rythmée leur enfance, les berçant dans l’illusion d’un monde différent et mystérieux. Mais rien de tout cela ne l’avait aidé toutes ces années, rien n’avait été suffisant pour le sauver.

Et brusquement, elle fut dans ses bras, des baisers pleuvant sur sa peau opaline tandis qu’elle ne pouvait s’arrêter de répéter son prénom. Le besoin de le toucher était si fort qu’elle ne parvenait à perdre son contact, au risque de l’étouffer. Mais après tout ce temps, son esprit avait besoin de preuve pour croire ce qu’il voyait. Sa douleur s’apaisa à son contact, devenant secondaire dans son être comme leur lien reprenait tout son ampleur. Des larmes coulaient sur ses joues, mais cela n’avait guère d’importance car depuis bien longtemps, il s'agissait de larmes de joie. Gabriel était là, en vie, et elle sut qu'elle le suivrait à nouveau là où il voudrait aller. Car il était celui qui la rendait complète. Ils restèrent ensemble à New York le temps de se reconstruire, et de parvenir à tourner la page, autant qu’il était possible de le faire. Ils finirent par reprendre la route, avant que Gabriel ne souhaite former un Pard à Saint Louis.