Les doux rayons du Soleil printanier pénètre tendrement la salle de bain de la ville en périphérie de St Louis. La luminosité est telle que les lumières autour des miroirs ne servent à rien, pourtant elles sont allumées car, ici, dans cette demeure, on ne compte pas. Autour des ampoules, une buée de plus en plus opaque entoure le verre, sur les longues et grandes fenêtres, la vapeur se glisse aussi. Sous le jet d’eau de la douche chaude, le cœur battant d’un homme danse une valse endiablée tant sa vitesse semble affolante.
Il vient d’une famille d’hypertendus.
Le savon glisse sur sa peau bronzé, la mousse recouvre sa silhouette dessinée mais ne masque pas l’absence de tatouage et sa pilosité presque inexistante sur son torse. Ses gestes frénétiques montrent sa musculature relativement développée, suffisamment pour être charmante, mais en aucun cas ressemblant à celle des hommes body-buildés se pavanant en slip jaune ou rose fluo. Soudain, une voix s’élève, semblant venue d’outre tombe, hurlant pour percer les cloisons et la cataracte aquatique bourdonnante :

« Chéri ! Ils sont arrivés, dépêche-toi un peu ! »

Déjà ?

Un étrange grognement sort de la cabine de douche high-tech et hors de prix, puis, alors que les derniers monceaux de mousse se sont fait karsherisés par la pression du jet, le robinet se ferme et la porte en verre s’ouvre, laissant échapper, à l’instar des marmites d’eau bouillante, un nuage de vapeur. L’homme aux cheveux noirs, après avoir séché brièvement son entrejambe, entoure sa taille d’une serviette blanche et ouvre la porte de la salle de bain, sourire aux lèvres.
La jeune femme est là, et derrière là son époux son doute, un caméscope à la main. Son air est surpris, mais elle ne se déconcerte pas.

« Votre femme nous avez dit que vous étiez sous la douche mais... Enfin, ce n’est pas grave, comme vous le savez, Monsieur Udosson, nous présentons chaque nouvel arrivant dans notre Country Club par une petite vidéo, et nos enfants fairons le montage. C’est un rituel.
- Oudoçone. C’est une excellente initiative, sincèrement! »

Putain, il va y avoir des trucs immondes à tout bout de champ, ça va être affreux. Et ils vont mettre une musique de merde. Mais on s’en fout, intégrons nous dans la populace locale. Avant tout.

« Alors, dites-nous, ce nom vient d’où ?
-Il est d’origine danoise, mais toute ma famille est italienne, c’est une longue histoire. »

Fondu enchainé étoilé, le salon, lui aussi très lumineux. Trois personnes, l’homme aux cheveux noirs, une belle blonde de son âge, la trentaine bien tassée donc, et un jeune homme, blond plus foncé lui aussi, une quinzaine d’années sans doute. Sur la table basse en verre, un pichet de limonade et un autre d’orangeade sont disposés sur des petits napperons en dentelle et, sur cette même table basse, cinq verres sont eux aussi posés sur des napperons, plus petits mais du même style.

« Alors, racontez-nous l’origine de votre nom, Monsieur Udosson, commence la quarantenaire du Country Club.
-Contrairement à ce que l’on pense, je suis originaire d’une famille italienne, les Romano, qui s’est installée à Washington DC peu après sa fondation. A chaque génération, il y avait un garçon de né, et le nom était préservé. Mais, en 1873, mon aïeul ne laissa qu’une seule fille et, lorsqu’elle épousa son mari, dont la famille était danoise, elle changea de nom. Mais, comme vous pouvez le voir, je suis typé méditerranéen.
-Et, vous avez visité votre pays d’origine ?
-Petit, oui, et pour notre voyage de noce aussi, nous avons fait le tour de la Méditerranée, en nous attardant à Venise. C’est une ville formidable. »

Comme pour confirmer ses propos, le dano-italien serre la main de sa femme et, tout deux montrent à la caméra un parfait sourire.

C’est tellement pathétique.

« La question que tout le monde va se poser, pourquoi êtes-vous venu ici, à St Louis ?
-Les vampires ! »

La voix est venue de nulle part, aucune des lèvres observées par l’œil de verre de la caméra n’a bougé. Non, le fils a parlé et, lorsque ces mots sont tombés, tel un couperet, les deux envoyés du Country Club se sont liquéfiés sur place.

Ils vont rire. Ces pauvres imbéciles vont rire.
Ils ont peur des vampires. C’est bien. Peut-être qu’ils sont des alliés potentiels, du moins des supports financiers, des poseurs d’affiches. Chaque être compte, vraiment.

« Jake, voyons, ne fait pas peur aux invités comme ça. »

Il a un sourire satisfait en regardant la caméra.

« Oui, pour les vampires, continue alors la femme du couple, nous appartenons aux Humains d’abord, et nous devions ainsi être à Saint Louis.
-Vous avez quitté vos emplois, béguais la dame, interrogative
-Oui et non, reprend l’homme aux cheveux noirs, vu les diplômes d’Elle, et sa renommée, parfaitement justifiée, elle n’a pas eu de mal à trouver un cabinet d’avocat. Quant à moi...
-Je peux dire exactement la même chose, chéri, coupe-t-elle. Mais, lui, travaille dans la pub. »

Ils ont ce sourire pétillant, cette communion, cette osmose, face à la caméra. On dirait qu’ils filent le parfait amour. Seul, le fils, Jake, sur le côté, semble légèrement boudeur, renfrogné. Mais, c’est normal après tout, c’est un ado.

« Vous semblez couler un mariage heureux, cela fait combien de temps ?
-Nous nous sommes mariés à 21 ans, et quelques mois plus tard Jake est arrivé.
-Attendez, je vais vous chercher les photos, je viens à peine de les sortir du carton de déménagement. Je portais une robe magnifique, c’était le plus beau jour de ma vie.
-Je suis prématuré, ils ne s’attendaient pas à m’avoir si rapidement. »

Elle joue la conne. Parfait. Ils vont adorer ça.

« Oh !
-Voilà, regardez.
-En effet, vous étiez magnifique. J’aurai aimé être là. J’adore les mariages !»

Putain, elle a deux neurones qui se battent en duel...

Ce qu’ils ne savent pas c’est qu’aux premiers mois de grossesses il arrive que des femmes maigrissent.

« Vous vous êtes connus comment ? Votre amour à l’air si romantique ?
-Dès le berceau !
-Elle, tu exagères... Mais oui, on a appris à écrire ensemble. On jouait dans les bacs à sable et, peu à peu, on est devenu très proche.
-On se disait meilleurs amis. Jusqu’à ce qu’il me demande en mariage.
-Je me suis mis à genoux !
-J’aimerai tellement vivre une histoire d’amour comme la votre, sincèrement. C’est si beau.
-Merci. »

Ils brillent vraiment. On a l’impression qu’ils sont dans une vitrine et qu’ils font une pub pour le couple idéal.

Moi aussi, sincèrement, j’aimerai connaître un amour comme celui là. Mais c’est interdit.

Ce qu’ils ne savent pas, donc, c’est qu’une femme peut être maigre le premier mois. Ce qu’ils ne savent pas non plus c’est qu’elle était enceinte avant le mariage. Et la troisième chose qu’ils ne savent pas, c’est que l’homme aux cheveux noirs et la femme blonde ne se touchent pas et ne se sont jamais touchés.
Mais ils sont amis. Tellement que, alors qu’elle eut un enfant hors mariage, pour protéger son amie, il l’épousa et ils firent une mise en scène pour faire croire à la famille que l’enfant était prématuré. Ou comment sauver les meubles en une leçon, ne marche que dans les familles très pratiquantes, ailleurs il n’y en a pas besoin.

Fondu enchaîné étoilé.

« Et voici le nid d’amour.
-Parfaitement ! »

Fondu enchaîné étoilé.

« L’antre de Jake.
-Vous êtes méchante avec votre fils.
-Nop, c’est moi qui l’appelle comme ça.
-Ah, en effet, un antre.
-Je suis un adepte de l’autodérision. »

Fondu enchaîné étoilé.
L’homme dépose un baiser sur la joue de sa femme.

Fondu enchaîné étoilé.

« Quel beau jardin !
-Je suis d’origine italienne, j’aime la lumière, l’espace.
-Et moi je voulais un peu de verdure, un peu à l’anglaise.
-Rassurez-vous, on organisera quelques barbecues, et vous serez invitée.
-Oh, une Ferrari, elle est magnifique.
-On ne se refait pas. »

Il a un petit sourire en coin, un peu macho. La dame du Country Club semble fondre en voyant le bel homme aux yeux ambrés, et lui, parfait hypocrite, il rit intérieurement.
Fondu enchaîné étoilé.

« Et dans la vie, vous aimez quoi ?
-J’aime sentir la lumière sur ma peau, depuis la Révélation c’est mon pêcher mignon.
-Comme je vous comprends !
-Sinon je pratique le kick-boxing, la natation et le jogging, j’aime le sport. Mais, surtout, je suis un adepte de la musique, je joue de la flûte vous savez ?
-Oh ?
-Je vous en jouerai un jour si vous le souhaitez.
-J’en serai ravie, crache-t-elle de joie tant elle est émoustillée par le charisme de l’italien.
-J’aime bien les échecs aussi, à Washington j’étais inscrit à un club, mais je ne réitérerai pas l’opération ici, je n’en ai pas suffisament envie, ni le temps.
-Les échecs, c’est un jeu noble. »

Elle glousse comme une poule et roucoule comme un pigeon. Pourtant elle est humaine, on dirait pas.

Fondu enchaîné étoilé.

« C’était donc les Udosson, la dernière famille s’étant installée dans le quartier et qui s’est inscrite au Country Club. On leur souhaite la bienvenue et on espère qu’ils s’intègreront bien, mais il n’y a pas de raison... »

La main appuie sur le bouton de la télécommande, pressée, hâtive, la télévision devient noire et le silence s’installe dans le salon. Andrew soupire tant il est exaspéré par la bêtise de cette femme. Genoux écartés, tête penchée en arrière, totalement affalé dans son fauteuil, il repense à ces quelques jours passés à St Louis.

Cette pièce, c’est sa pièce, à lui et à personne d’autre. Comme l’antre. Comme la chambre. Mais celle là, personne ne la connait. Il n’y a pas de crucifix, pas de Bible. Non. Il y a du porno, des bières et de la vodka, un banc de muscu, des fenêtres quand même, de la lumière. Il y a aussi un laptop pour travailler, en bref c’est un petit studio au sein de l’immense villa, et au milieu Andrew affalé, épuisé par sa journée de travaille. Car oui, le WASP travaille toujours pour une entreprise de publicité, mais il est surtout chez les Humains d’abord où il gère tout ce qui a attrait à la communication, le marketing, l’enrôlement... Un véritable homme politique, un couteau suisse du discours et de l’image.
Par contre, vous ne trouverez pas d’arme dans cette pièce, enfin si, un 9MM, sait-on jamais, mais autant pour les cambrioleurs que pour les éventuels loups passant, en soit un 9MM sous l’oreiller, comme le font la plupart des américains.

D’un geste brusque, Andrew défait sa chemise, son pantalon et ôte son boxer, chaque fringue est jetée sur un tabouret non loin et, après une douche sommaire dans la petite salle de bain adjacente, il s’écroule sur son lit et s’endort quasi-net.
Ou pas.
Udosson est insomniaque et il regarde le plafond.

Elle. Jake. Merci à vous pour cette vidéo. Surtout merci à toi Jake. Je ne t’ai jamais aimé, je t’ai apprécié mais cela s’arrête là, tu n’es pas mon fils. Merci. Tu as toujours été un fardeau dans ma vie, un boulet qui a ralenti ma carrière, tu arrives à ne plus être des chaînes, tu as grandi, c’est bien.
Cela s’annonce plus facile que prévu, la vie ici, à Saint Louis. Les gens se plient en quatre dès qu’ils apprennent que je suis des Humains d’abord, j’ai même eu un café offert ce matin, s’ils pouvaient être plus efficace qu’offrir du café, le monde serait débarrassé de ces saletés. Mais non, les connards, les faibles. Mais, grâce à moi, vous allez croire que vous n’êtes pas si faible que ça, pas si lâche, et servir de chair à canon. Si ce n’est pas beau.

En étoile de mer, il s’endort, seul, dans son lit. Il aimerait que quelqu’un le rejoigne mais le reste de religion qui lui reste le lui interdit. Ce n’est pas bien grave, il expiera ses pêchers éphémères en éradiquant la menace vampirique. La religion n’est qu’une excuse, il a peur et ne s’accepte pas. La Bible n’est qu’une notice pour expliquer aux gens qu’il faut tuer les vampires, un à un.
Mais lui n’en a jamais tué directement. Indirectement, peut-être des dizaines, des centaines, mais aussi des humains envoyés à l’abattoir, dommages collatéraux ! Dieu choisira les siens.

Trois heures du matin, Andrew ronfle enfin.