« L'autre à qui l'on donnait du vent et des bijoux
Pour qui l'on eût vendu son âme pour quelques sous
Devant quoi l'on s'traînait comme traînent les chiens
Avec le temps, va, tout va bien. » Léo Ferré
Tournant un peu plus le volume de l'auto-radio, je laisse les accords des Doors envahir l'habitacle, tentant de me faire une raison. Avec Connor parti pour le week-end, me voilà obligé d'aller faire un tour au Lunatic, histoire d'en
recadrer certains. Les loups sont à cran, les incidents et dérapages en tout genre pullulent alors que nous sommes censés faire profil bas. Halloween a laissé une marque sanglante dans le paysage calme de la Louisiane et seigneur, cela n'augure rien de bon. Accélérant un peu, je double un pick-up défoncé, geste que le propriétaire semble moyennement apprécier si l'on en croit son majeur levé. Je lui retourne la politesse, n'étant pas d'humeur affable ce soir. Dire que j'aurais pu passer la soirée avec Ocean. Au lieu de ça, je vais devoir remonter les bretelles des mâles aux hormones un rien trop audacieuses. Trouvant la vie bien injuste, je glisse une gitane entre mes lèvres, profitant d'un feu rouge pour l'allumer. La gamine va encore me faire des réflexions sur «
l'odeur étrange et pas vraiment agréable du 4x4 de papa ». Inutile d'y penser, ça va tourner en torture gratuite tout ça. Inutile de penser à sa mère non plus, elle et ses foutus crocs. Elle et sa nouvelle soif d'hémoglobine. Elle et le putain de cadavre qui lui sert maintenant de corps. Mes phalanges blanchisses un instant sur le volant noir avant qu'un coup de klaxon ne me ramène à la réalité. Serrant les dents, je redémarre avec humeur, m'engageant dans le centre de la Nouvelle-Orléans, croisant les doigts pour trouver une place non loin du Lunatic. Essayant de chasser ces songes
nécrosés.
***
Clés en poche, caisse soigneusement garée, nouvelle clope entre les dents, j'entre dans le café, faisant un tour d'horizon. Un calme apparent règne dans la salle, les conversations semblent reprendre tandis qu'on range un micro qui vient de tout juste de servir. M’avançant vers le bar, j'interpelle l'employé de service, le saluant d'un mouvement de la tête. «
Mais qui voilà ! Ça fait un moment qu'on t'a pas vu dans le coin, j'te sers un coup ? C'est la maison qui offre. » Acquiesçant avec un sourire, j'accepte un bourbon frappé. «
Tu connais un certain … - c'était qui déjà ? -
Bobby ? » Remplissant mon verre, le barman réfléchit un instant avant de hausser les épaules, ne semblant pas au courant. Bien, faire un petit effort de mémoire. Un prénom qui ressemble vaguement à Bobby.. ? «
Andy, bordel, Andy ! ». Il me regarde avec une petite moue amusée, ses yeux s'éclairant soudain. «
Ça me parle déjà plus. C'est Connor qui t'a demandé de venir ? Ce type n'arrête pas de chercher la merde, comme pas mal de loups en ce moment, soit dit en passant. Faut croire que le sang récemment versé a excité l'appétit de certains. » Il se penche vers moi, me désignant quatre silhouettes assises au fond de la salle. «
Celui qu'a la gueule la plus amochée. Tu peux pas le manquer. Bonne chance, Freki. » Avalant le liquide ambré d'un trait, je rajuste mécaniquement ma cravate et m'avance vers le petit groupe, préparant d'avance un speech sur les
risques-et-dangers-que-vous-faites-courir-à-la-meute-avec-vos-attitudes-infantiles-et-vos-comportements-de-louveteaux-pré-pubères, amen. Avant qu'un cri ne brise la clameur ambiante. Tous l'ont entendu mais personne ne paraît y prêter attention. Me retournant vers le barman, je l’aperçoit me faire signe, désignant l'arrière-salle.
Un loup passablement éméché est en train d'empoigner une jeune femme, probablement la chanteuse à en juger par sa tenue. Tête baissée, elle tente de repousser comme elle peut les mains
invasives du lycan qui semble beaucoup s'amuser. Bordel. Pas étonnant que les autres races nous regardent de haut. Attrapant le malpropre par le col, je le tire sans délicatesse en arrière, le faisant s'effondrer sur une pile de vieux journaux. «
Dégage. » Grognements sourds, les animaux s'affrontent l'instant d'un regard, pleins de haine, l'un pour avoir été
dérangé, l'autre, pour avoir été
insulté. Il finit par baisser les yeux, esquissant une grimace dégoûtée et se relève pour déguerpir sans demander son reste. Me tournant vers la blonde, je pose une main sur son épaule, m'enquérant de son état. «
Est-ce ça va ? Il ne vous a.. » Les mots se meurent sur les lèvres. La tête est relevée, le menton fier est en avant et des iris, des iris que je ne connais que trop bien me fixent.
Seigneur. Mes doigts s'écartent du corps, comme brûlés. Un vieux nom surgit d'entre les très anciens songes, un vieux nom oublié. Un nom que l'on ne veut plus prononcer. Alors, mieux vaut rester muet et espérer, espérer qu'il retourne dans les brumes du passé.