→Née au début de l’hiver 1890 je causais dès ma naissance moultes douleurs à ma tendre mère. Née de l’union d’une pâtissière anglaise de bonne famille du nom d’Abigaël Wenchester et d’un modeste bourgeois du nom de Nicolas Desrosiers, je suis l’unique enfant d’une famille de bonne réputation. Les Desrosiers sont connus à Avignon depuis la nuit des temps et plus les générations s’enchainaient et plus la renommée croissait. A défaut d’offrir un héritier à père, mère me mit au monde par une nuit sombre et froide dans une ribambelle de cris de douleur désespérés. Père m’a souvent conté que plus que tout au monde, il aurait voulu oublier ces instants d’anxiété, d’angoisse et d’impuissance qu’il avait vécus au chevet de ma mère. Grand-mère m’a également expliqué qu’au moment précis où mère aperçut mon visage pour la première fois, elle n’avait pu s’empêcher de trancher court à l’éternelle question du prénom de l’enfant en utilisant le peu de forces qui lui restait pour murmurer : « Regardez comme elle est belle, voyez comme elle est douce. Ton nom sera Céleste mon enfant. » Après de nombreuses discussions avec père, elle dut céder et c’est ainsi qu’aujourd’hui je me prénomme Daphnée en premier lieu, Céleste en second et porte l’honorable patronyme des Desrosiers.


Mon enfance fût tout ce qu’il y’a de plus banal. J’eus la chance,que mes parents acceptèrent de me laisser étudier, alors que de nombreuses fillettes arrêtaient les études après quelques années de base pour aider leurs parents à la ferme ou simplement pour aider financièrement la famille. J'y appris les langues, l’arithmétique et les beaux arts. J’avais un faible pour Alfred de Musset à l’époque dont je trouvais la lyrique des plus délectables et dont le romantisme me rendait folle de joie. J’adorais également peindre ce que je voyais par la fenêtre de ma chambre au deuxième étage de la riche maison que nous avions père, mère et moi. Mes géniteurs ont d’ailleurs conservé plusieurs de mes toiles d’enfant tout au long de leur vie ce que certes je trouvais flatteur. J’appris très vite à lire et à écrire et m’intéressait aux beaux arts au grand plaisir de grand-mère qui préférait par-dessus tout passer ses journées à m’écouter lire toute sorte de livres. J’étais une enfant cultivée, pleine de bon sens et très bien élevée. Je connaissais les bonnes manières, savait me tenir en compagnie et était digne de confiance et de respect. J’avais des amis d’enfance avec qui je m’entendais à merveille et étais heureuse, pleinement heureuse. Un épisode de mon enfance me revient souvent en mémoire aujourd’hui, un évènement tout bête mais si prémonitoire quand on connaît la situation actuelle. J’étais trop jeune, trop naïve, je ne voyais pas la présence du mal sur terre et grandissait dans ma bulle de projets ou je me représentais monts et merveilles.

« Dis Céleste, tu y crois toi à toutes ces histoires de vampires dont parlent les gens dans les rues? Ils seraient de retour à ce qu'il parait. » Je regardais interloquée ma petite camarade, arquant légèrement un sourcil de surprise. Océane et moi étions âgées de 10 ans, 11 tout au plus et avions partagée notre tendre enfance main dans la main. Elle était ma meilleure amie, nos mères l’étaient également et cette proximité qui s’était tissée entre nous me rendait fière, fière de pouvoir compter sur quelqu’un comme elle. Sa longue tignasse blonde flottait dans le vent pendant que prudemment nous franchissions la barrière de son jardin. Elle me regardait de ses grands yeux bleus tracassée, comme si ces nouvelles histoires qui couraient dans les rues la rendaient anxieuse. J’étais déchirée, je ne savais quoi penser de ces nouvelles rumeurs qui couraient sur les bancs de l’école, parmi mes voisins et les habitants du village. Certes, comme toutes les fillettes de mon âge, je débordais d’inspiration et avais lu une multitude de livres différentes sur certaines histoires d’outre-tombe, des histoires invraisemblables, mais y croyais-je vraiment ? Cela semblait être pour moi des légendes pures et dures, des histoires à dormir debout, ce genre d’histoires que l’on raconte aux enfants pour ne pas qu’ils sortent la nuit. Prenant sa main pour la tirer au pas de course en direction de la porte bleu qui renfermait son foyer, je répondis peu sûre de moi mais rassurante au possible : « Tu ne devrais pas y faire attention. C’est des histoires que je raconterais à mon petit frère si j’en avais un pour lui faire peur. » Non je n’y croyais pas, je ne croyais pas à ces créatures nocturnes buveuses de sang, après tout, quelle personne un minimum cultivée pouvait y croire ?

« Océane, Céleste, venez dans la ronde ! » Le lendemain en traversant le pont, nos camarades de classes nous arrêtèrent sur le chemin de l’école. Ce ne pourrait être plus véridique que de vous dire que tous vos clichés sur les rondes en plein milieu du pont d’Avignon sont fondés. Chaque jour, avant d’aller en cours, nous nous lancions dans une ronde effrénée qui finissait en éclats de rire et en galops afin de rejoindre la classe assez rapidement pour éviter les représailles de nos professeurs énervés. Je commençais à me poser des questions et me surprenais parfois à espérer l'existence de créatures de la nuit pour pimenter mon quotidien trop routinier me semblait-il. Je mettrai dorénavant un point d’honneur à découvrir leur existence, si existence il y’avait. L’ennui aura eu ma peau et pauvre brebis semée que j’étais, en m’éloignant du troupeau, je me jetais dans la gueule du loup. Ils étaient mon obsession.



En grandissant, je peignais de plus en plus, des toiles morbides, pleines de sang et peu à peu je me rebellais contre la petite vie trop rangée que j’avais à vivre au quotidien. Grand-mère m’interdit alors les fictions, les histoires sanguinaires en prétextant qu’elles mettaient mon imagination sans dessus-dessous. Mais la soif de savoir était déjà là, il était trop tard, je devais rencontrer un être de la nuit, quelle idiote j'étais… Peut-être pensais-je simplement entretenir une légère conversation avec un vampire en lui parlant de la pluie et du beau temps ? Je n’avais rien en tête, fillette trop gâtée qui à la fleur de l’âge essayait de comprendre le paranormal, de rencontrer n’importe quel être qui d’une manière ou d’une autre aurait pu être capable de changer cette routine habituelle qui s’était installée au fil des années.

Je me plantais à ma fenêtre la nuit, peignais au clair de lune et chantais des odes aux créatures que je souhaitais rencontrer depuis si longtemps. Dans le village, j’étais devenue la folle, la « possédée » selon certains, mais je m’en fichais. Je lisais beaucoup, empruntais au libraire du village qui hésitait à me prêter ces livres que je désirais tant. Je vouais un véritable culte au savoir, à la curiosité, bien que jamais je n’aurais souhaité être l’un de ces êtres de la nuit. Mes amis prenaient leurs distances, par peur de l’inconnu. Océane fut la seule à rester fidèle à nous deux et je lui en serai éternellement gré. Je leur en voulais, j’avais une hargne sans nom pour ceux qui m’abandonnait en chemin, je leur ferai payer un jour, au moyen d’une trouvaille que jamais ils n’auraient pu soupçonner.


Un jour, mes espérances furent comblées à mon grand désarroi. 22 ans ou l’âge auquel la mort avait choisi de venir me faucher et m’emmener bien plus loin que les abysses des enfers les plus chauds. Peignant sur le rebord de ma fenêtre surplombée de peinture d’or, je m’amusais à peindre des brebis égarées, ensanglantées et effrayées par une bête que je n’osais représenter par un manque conséquent de connaissances. Des traits de rouges et de noirs, un peu de blanc et un méli-mélo sans noms de fruits de mon imagination trop active. J’aurais du écouter grand-mère, d’ailleurs, ne m’avait-on pas toujours répété de faire confiance aux anciens, de leur obéir et de ne jamais aller à l’encontre de leurs recommandations ? Père me l’avait répété une bonne centaine de fois pour une cinquantaine pour mère. La nuit était noire et une bougie bientôt consumée éclairait l’espace de ma chambre plongé dans l’obscurité, là où les rayons de la demi-lune qui brillait ne pouvaient pas éclairer. Je ne me rendais pas compte de l’obsession pour ces créatures qui naissait en moi, je ne me rendais pas compte du temps que je passais à observer là, sur le rebord de cette maudite fenêtre.

Un coup de vent. Le noir. Le silence. Un frisson. Le temps se refroidissait et ma bougie s’était éteinte. Tournant le dos à mon chevalet pour entreprendre d’aller chercher ma boîte d’allumettes, je fus transpercée par un courant glacial. Sursautant, j’aperçus dans un flou total les deux grands yeux qui me faisaient face. Il était là, il avait guetté pendant des mois et des mois, des années peut-être, guetté mes faits et gestes, mes toiles, mon envie de le rencontrer. Il était là. Il était enfin là. Me munissant de mon chandelier comme arme (notez qu’aujourd’hui, je me rends compte de la bêtise dont j’ai fait preuve ce jour là), menaçante je déglutis difficilement avant de me faire surprendre par ses mots rauques et lourds : « Voyons Céleste, pose ça, je sais pertinemment que tu m’attendais. » Je fis un pas en arrière en tremblant. Certes, j’avais envie de prouver au monde que j’avais eu raison tout au long de ces dernières années, mais en pratique, tenir tête à un vampire ce n’est pas aussi simple que de les peindre. Je regrettais amèrement d’avoir tenté le diable, j’étais perdue, je le savais. Manquant de tomber par la fenêtre en reculant, je me figeai net pendant que mon agresseur se rapprochait à pas légers, comme si chaque pas était porté pas l’air ambiant. « Pshh, pshh, pshh. Tu ne vas pas me la faire à moi celle là. Tu ne vas pas faire la petite fille effrayée aujourd’hui. Toutes ces années, assise à ta fenêtre, tentant tant bien que mal de me dessiner. Je suis ton obsession et tu es la mienne Céleste, j’ai pénétré ton esprit à la seconde même où je t’ai aperçue pour la première fois. » S’approchant dangereusement de moi, le monstre souriait et dans un regard amer je le fixais de mes pupilles dilatées. A proximité, il passa sa main glaciale sur mon visage et murmura à mon oreille : «Tu vas me faire atteindre l’orgasme ma jolie. » Je fermais les yeux tétanisée et dans un dernier espoir, un murmure qui n’était en réalité qu’une suite de mots inaudibles et déformés par la peur, je jouais mes dernières cartes : « Je vous en prie, ne me faîtes pas de mal. » Un rire étrange et malsain raisonna dans ma chambre à l’instant même où les canines envenimées de Sir Adragor (car tel était son nom, paix à son âme) pénétrèrent ma peau encore vierge.

Je me souviens d’un cri horrible, d’une douleur épouvantable, puis plus rien. Le néant. Le néant de ma vie d’antan. Une page se tournait.


Au réveil, j’étais au manoir de Sir Adragor. C’était un homme grand, de longs cheveux noirs et des yeux si clairs que la lune s'y reflétait au moindre rayon. Il faisait partie d’un clan : les Alesi et avait préféré retourner vivre au manoir pour m’apprendre les bases, moi, sa nouvelle apprentie. Je sais que plusieurs de mes camarades n’ont pas eu à vivre ça, mais après mon réveil j’ai continué à vivre dans une complète amnésie. Je me rappelais de mon nom, de mon prénom, mais il m’était impossible de me souvenir de ma vie d’autrefois. Je ne ressentais plus qu’une invincible rage, une envie de me venger, de faire payer au monde ce qui m’était arrivé sans pour autant être capable de vouer un semblant de haine à mon nouveau « père ». Sir Adragor était tout ce qu’il me restait, l’unique point de repère dans ma nouvelle vie et très vite, une complicité sans nom c’était installée entre nous. Il était mien et j’étais sienne, j’étais de son sang, j’avais été la proie et lui le chasseur, une traque sans nom, une victoire sans faille.

Il m’apprit à me débrouiller au cours de 45 premières années de ma seconde vie alors qu’en temps normale, il aurait du s’occuper de moi 5 ans de plus. Mort au combat. Un chasseur peu scrupuleux avait tué mon père d’un pieu en plein cœur et n’avait ainsi su qu’attiser ma haine. Je vengeais mon deuxième père après quelques mois d’observations afin de ne pas me faire avoir par les stratégies bien montées du chasseur et lui fit connaître une mort sans nom : douloureuse et lente. Je rejoignis ensuite mon clan dans la grande villa des Alesi, ils étaient ma famille à présent et rien ne comptais plus à mes yeux que ma nouvelle famille.


Pour ce qui est d’aujourd’hui, je me bats chaque jour avec une soif de vengeance innommable et je n’ai toujours pas retrouvé la mémoire, même après ce centenaire de vie surnaturelle. Pour retrouver la mémoire, quelque chose devra sûrement me rappeler que j’ai un cœur et que même s’il ne bat plus, un jour il a battu et que j’ai eu une vie antérieure à ces évènements, une vie qui me plaisait au fond, une vie normale, la vie dont secrètement je rêve chaque nuit. Être normale, à nouveau, pouvoir me sentir vivante, amoureuse, de lui, de la vie. Vivre.