« Ouvre les yeux... » te soufflait-il doucement tandis que tes sens s'extirpaient de leur torpeur pour t'offrir à nouveau l'aspect de la vie. « Ouvre les yeux... » répétait-il en glissant ses doigts sur ta peau glacée, créant des sensations nouvelles dans cette enveloppe charnelle que tu peinais à te réapproprier. La douleur exacerbée t'habitait entièrement, elle était tout ce sur quoi ton esprit se focalisait, ou plutôt ne pouvait-il faire autrement. La transition avait été éprouvante; elle te laissait affamée, une faim dont tu ne connaissais rien si ce n'était ce sentiment désagréable qui poussait les derniers morceaux d'humanité qu'il restait en ton coeur vers une sortie précipité. Il venait de croiser tes prunelles vitreuses lorsqu'un sourire satisfait était venu se loger sur ses lèvres aux saveurs que tu savais délicieuses mais dont tu ne te rappelais plus exactement si tu en aimais ou non le contact. « Eh bien... tu en mets du temps. » Le temps… en quoi comptait-il désormais ? En rien. Il avait l’éternité devant lui ; tu y goûtais à peine. C’aurait été un moment de tendresse si tendresse entre vous il y avait déjà eu, mais ce n’était pas le cas : ce qu’il te soufflait sur le ton mielleux du séducteur invétéré était toujours empreint d’une sorte de sadisme latent, de piques douloureuse. « Ne faites pas comme si vous en aviez quelque chose à faire… » Glissas-tu de ta voix frêle, dépossédée de son cristal originel de part ces brûlures intenses qui te traversaient l’âme, te signalant ô combien tu avais besoin de sang. « Vous retrouvez votre fougue, Madame, vous m'en voyez ravi ! » Moqueur jusqu’au bout des canines, il te toisait, détaillant tes fines courbes, ce que tu étais, là, étalée à même le sol de cette cave lugubre. Une cave… tu réalisais à peine le lieu alors que tes sens, eux, s’agitaient férocement en direction de l’étage. Boum, boum, boum « Laisse-toi aller… »

Tu ne te souviens plus de ce qu’il s’est réellement passé après cela, pourtant rien ne demeure aussi clair sur ton palais. Lui, ton Créateur, n’a jamais oublié l’instant où il a vu s’éteindre le dernier éclat de douceur pour laisser place à la sanguinaire déchirée. Fascination morbide de celui qui s’offre un nouveau jouet. Tu étais si jeune, cet état étant une sorte de cadeau pour tes vingt ans. Et quel cadeau ! Vingt ans à jamais. Tu n’étais pourtant ni la plus belle ni la plus voluptueuse des jeunes femmes de la haute société… cependant tu avais quelque chose, un petit plus qui aiguisait ses sens, sa curiosité, une aura particulière ; un charisme, sûrement. Ce détail particulier qui avait fait basculer ton univers. Il t’avait regardé tuer pour la première fois, arracher la vie sans une once de réflexion, attirée par le sang, par les sens. Pulsations déraisonnées, exquise esquisse du désir primaire de tuer. Ton éducation déjà déraillait.

Education bancale d’un vampire assez âgé pour n’avoir plus aucune considération pour l’humanité. Il t’avait regardé comme les enfants regardaient une poupée convoitée. Il t’avait voulu à ses côtés, bien que tu ne te souviennes plus de la raison pour laquelle il t’avait trouvé intéressante. Ton esprit s’était rapidement détaché d’une réalité dérisoire pour se focaliser sur les instincts. Lui savourait l’étonnant contraste de la petite aristocrate rêveuse d’avec son infante sauvage. La blondeur de tes cheveux s’illuminait d’un blanc étonnant à la lueur d’une lune ronde et il t’entraînait dans des excès, de purs délices. Si jeune, si influençable. Cette première année ne fut que carnages. Qui avait donc autorisé ce fou à donner un don si obscur sans savoir en gérer les conséquences ? Petite capricieuse, rien ne te retenait ; belle insatiable tu ne jouais pas avec tes victimes, tu les dévorais sur le champ.

« J’en veux encore … » répétais-tu sans cesse, chaque nuit, à partir de l’instant où il décida de te garder assez longtemps pour devoir réprimer tes pulsions exagérées. Il ne s’était pas attendu à ce que tu réagisses si fort à cette drogue qu’était le sang. Tu te repliais dans un coin du manoir anglais, ramenant tes genoux contre ta poitrine, telle une gamine privée de son doudou, et tu lui exprimais ta souffrance dans ce regard profond que tu posais sur lui. « Cela suffit, Carmilla. » te répondait-il alors, sans grande conviction, comme si vous étiez tous deux prisonniers de cette décision. « Mais j’en ai besoin, tellement besoin ! » A cela il n’y avait d’autre réponse que son ignorance, et tu te taisais, pliée à sa volonté par une force psychique dont tu ne comprenais que mal l’étendue. Clouée au sol par son ordre muet, tu ne bougeais plus malgré la rage qui s’emparait alors de ton cœur encore en sommeil.

L’éveil de ton esprit fut lent, car avant de retrouver l’intégralité de tes souvenirs brouillés par la frénésie, il fallut que tu apprennes à te maîtriser un tant soit peu. Mais maîtrisée, tu ennuyais ton Sire. Immature, il ne te trouvait plus d’attrait dés lors que tu sombrais dans les sombres réflexions de l’immortelle jeunesse. Tu n’en disais pourtant rien, mais ton silence lui indiquait tout de tes inquiétudes, de tes douleurs. Tu en étais venue à te souvenir de ta noble mère, toujours droite, toujours fière, si parfaite. Tu avais récupéré une image assez précise de ton père, si froid, si dur. La société mondaine te revenait également comme un souvenir lointain, ces heures passées à table en compagnies plus ou moins agréables. Ce fut les réminiscence du plaisir qui te revinrent en dernier, réunifiant ta personnalité d’antan et ta nature récente. Quelques années, quatre au plus, ce n’était rien dans une vie infinie… et un beau jour, tu vins poser la question fâcheuse qui nécessitait réponse.

« Pourquoi moi, Demetrios ? » Tu t’étais levée en ce début de nuit avec la ferme intention d’obtenir des réponses. La gosse s’estompait au fil du temps pour laisser place à une jeune femme plus lucide, apte à ressentir à nouveau, apte à comprendre ; mais lui n’était pas décidé. « J’ai besoin de savoir… » Ta supplique s’était accompagnée d’une caresse dans le creux de son cou, et sa seule réaction fut de te repousser brusquement, te prenant par surprise. « Tu es trop capricieuse ! » Ton froncement de sourcils accompagnait ta déception avant de laisser place à la colère. Tu te pliais à ces fluctuation d’humeur sans savoir pourquoi tu étais devenue cet être privé de la chaleur du soleil, tu estimais mériter des explications, lui ne voulait rien entendre. « Cela fait des lunes que j’attends que vous vous décidiez ! J’en ai assez ! J’ignore ce que je fais ici, ce qui vous a poussé à m’infliger ça, alors répondez ! Faites preuve de courage une fois dans votre foutue éternité ! »

Tu fus plaquée contre le mur le plus proche avant même d’avoir le temps de réagir. Il te tenait fermement par la gorge, t’ayant soulevé de quelques centimètres du sol, et il te fixait, les canines en évidence et transpirant de cruauté. « Je t’ai donné cette vie, je peux très bien te la reprendre. » Ta création demeure encore aujourd’hui un mystère, car en bon égoïste supérieur, il ne céda jamais à tes interrogations, et en bonne infante soumise aux lois, tu finis par te taire, par suivre le mouvement sans jamais plus le contrarier.
« Non… non ! Lâchez-moi ! » La justice frappait. Tu n’en savais rien, toi, des actions de ton Sire, et malgré tes 49 ans d’existence, tu n’étais pas parvenue à arracher ces informations que tu désirais tant. Ainsi ne pouvais-tu pas comprendre cette exécution en bonne et due forme. Il avait été détruit sous tes yeux, et malgré la haine que tu lui avais porté, l’horreur de la situation vint te transpercer le cœur. Ton créateur n’était plus, et c’était à ton tour. Tu ne savais que peu de choses en dehors des règles de discrétion mais tu avais conscience qu’une vampire telle que toi ne serait pas laissée sauve sans son responsable légal. Non pas que tu ne saches pas te contrôler, car cela t’avait été enseigné avec douleur, mais parce que tu n’avais pas encore atteint toute la maturité nécessaire pour vivre seule. Ce n’était pas tellement l’envie de vivre qui te poussait à te débattre mais les instincts primaires de toute créature menacée de mort. « Je vous en supplie… ayez pitié… » Ton regard clair s’était posé sur celui qui paraissait le plus âgé, mais élevée par un irrespectueux des règlements, l’on ne t’accordait pas plus de crédibilité qu’à lui. Tu en avais perdu ton aspect aristocratique, comme tu avais perdu ces tournures de phrases vieillottes pour t’adapter à une société évoluant doucement, mais tu restais l’image d’un jeune éclat de lune, d’une poupée de porcelaine charmante bien qu’imparfaite… tu avais de quoi réussir ; c’était ton sang, ton fardeaux.

La suite fut occultée par ta volonté de paix. Tu dois la vie au Sire de ton propre Sire, un être intimidant, sombre, mais visiblement décidé à te laisser une chance. La différence frappante entre ces deux êtres ne te laissa jamais indifférente. Il était aussi sage que Demetrios était immature, irresponsable. Il était aussi enclin à t’enseigner son savoir que son infant te refusait chaque demande. Auprès de lui, tu fut transformée d’une toute nouvelle manière.
« J’aurais adoré t’entendre me supplier… » soufflais-tu à l’oreille du mortel figé, ancré dans une glace qui venait lentement emprisonner son cœur. Il était une statue de plus dans ta collection. Tu avais intégré le clan Blackstone en suivant celui qui se présentait désormais comme ton Sire, et si tu savais qu’il n’en était rien, tu n’avais jamais cherché à démentir, suivant scrupuleusement les règles… ton seul loisir était ces meurtres lents, ces exécutions gelées. Tu aimais sentir la peur plus encore que tu n’aimais le sang. L’insatiable d’autrefois était parvenue à une maîtrise plus que convenable. Croqueuse de diamants jouant de l’hypnose pour ruiner ses proies, tu ne te privais pourtant pas de ces plaisirs sadiques une fois par mois. Tu noyais cette peine encore ancrée dans ton âme noire suite à la perte de ton créateur en éliminant au hasard des humains qui n’avaient rien demandés. Cruelle et injuste aux apparences de poupée discrète. Dans la ‘’famille’’ tu étais la demoiselle à l’écart dont on se souciait peu, toujours là pourtant, toujours à observer les semblables… tu n’aimais pas la solitude, pire encore tu ne la supportais pas, comme si avoir frôlé la mort ultime t’avait crée une névrose contraire à ta nature. Jamais tu ne passais ton temps isolée, bien au contraire, car si tu restais dans un coin et passais souvent pour invisible, tu n’en étais pas moins proche des aînées. Craintive qui s’ignorait, ton caractère ne se dévoilait pas car tu ne parlais jamais si on ne t’adressait pas la parole : c’était le respect à ta façon. 2012 t’apportait son lot d’étrangetés, et si tu étais de caractère excessif tu n’osais pas te vouer aux plaisirs charnels, aux plaisirs divers, par peur de commettre une erreur. Ce n’était pas l’envie qu’il te manquait mais une assurance. Ton protecteur s’était peu à peu éloigné, tu n’avais pas voulu t’écarter du clan… tu n’avais pas cette consolation, ce petit plus qui t’offrirait la plénitude totale. Tu le dissimulais pourtant si bien. « Bonne nuit petit prince… » avais-tu murmuré au corps que tu venais de faire disparaître avant de retourner à l’abri, prête à plonger dans le sommeil vampirique, loin de la conscience, loin de tes tourments.