Chapter I - Louise
balbalalbba


Chapter II - La'Tesha



Elle ricane, elle ricane sans s'arrêter, sa gitane se déhanchant à l’extrémité d'un tube d'ivoire et elle le porte à ses lèvres ; luciole rougeâtre qui crève la pénombre. Il fait chaud, si chaud. Notre vieille baraque est plongée dans une étouffante pénombre, les mouches volent lourdement et dehors c'est le jour, le jour terrifiant. Nous vivons dans la nuit pour préserver une fraîcheur si illusoire. Et l'autre, elle continue de ricaner, jusqu'à la nausée, jusqu’à s'en faire gerber. Des volutes s'échappent de ses lèvres, de ses narines, elle ressemble à un mauvais Diable, au cœur aussi noir que ses yeux. J'aurais peur à la place de la petite brune, si peur. Mais elle ne semble pas être affectée par l'attitude de ma mère, serrant son dossier comme un gri-gri protecteur. « Madame Lahay... Comprenez bien que je ne suis pas ici pour vous pénaliser. » murmure l'assistante sociale. La'Tesha lui recrache son goudron grisâtre à la figure pour toute réponse. Si prévisible. « Cassandre est très souvent absent, trop pour un adolescent de quinze ans. Savez-vous qu'il a manqué les 4/10ème de son année ? Non, sûrement pas. De plus, l'infirmière scolaire a constaté qu'il avait de nombreuses cicatrices, disséminées un peu partout sur le corps. Maltraitez-vous votre fils Madame Lahay ? Qu'avez vous à... » Une main aux interminables ongles rouges suffit pour la faire taire. Un geste et c'est soudain le silence. On ne contrarie pas les mambo, pas sans en payer les conséquences. Se dressant avec une lenteur étudiée, ma mère émet un petit claquement de langue réprobateur. Ses grands cils battent furieusement l’air, ses paumes sont jointes sur sa poitrine, une larme lui échapperait presque. « Maltraiter mon fils? Vous savez ce qu'il représente pour moi ? Cassandre... Cassandre... » Les mots lui arrachent les lèvres. « Cassandre est mon bébé. Mon fils. Le seul que je n'ai jamais pu avoir. Vous ne pouvez pas dire ça. » Touchantes foutaises. Si tu me détestais moitié moins que tu ne fais semblant de m'aimer, ma vie s'approcherait du Paradis. Elle tourne autour de l'assistante, ses doigts venant lui caresser le crâne un instant, s'y attardant comme l'on ferait pour un chien. « Vous comprenez ? » Comédienne. Le petite brune semble faire un effort pour se concentrer sur la conversation, hochant la tête comme une poupée docile. « Bien sur. Mais vous devez vous aussi comprendre que nous n’entreprenons pas cette démarche contre vous Madame Lahay. Nous le faisons pour Cassandre, pour s’assurer qu'il puisse poursuivre sa scolarité normalement. » Le nez dans la poussière, les yeux rivés sur le fin interstice du plancher, je me mords violemment les lèvres pour ne pas rire. Son petit manège n'a récolté que du vent, du sable et des cendres. Rien de bien utile. Sa mains se retire immédiatement, comme brûlée par toute cette bonne volonté. « Soit. La conversation est close alors, puisque vous pensez que je suis incapable de m'occuper de mon fils, quelles que soient les preuves que j'avance. » L'assistante sociale ne prend pas la peine de nier, soupire, redresse ses lunettes et finit par se lever, tendant une main pleine de fair-play. Que La'Tesha ignore sciemment. Elle la raccompagne à la porte, fermant cette dernière avec humeur. Elle va encore gueuler après moi.

Assis en face d'elle, je la contemple faire, la bouche cousue par l'angoisse. Elle a son petit air amusé collé sur le visage. Jamais bon signe ça, son petit air amusé. Elle prend le temps d'étaler les cartes, de les compter, de les effleurer et, finalement, de les retourner pour voir ce qu'elles marmonnent. « Tu vois ? Qu'est-ce que je t'avais dit. Elle va parler. Elle va caqueter partout cette sale putain. Blablabla et blabla... Tu sais comment sont les blancs, ils savent toujours mieux que tout le monde. Ça oui. Tu sais où tu vas retrouver Cass', si elle t'enlèves à moi ? Tu le sais ? » Je transpire un peu. Il fait chaud, si chaud. On se sent toujours poisseux, t'as le cœur qui colle, la peau qui gondole, c'est bien moche. Si j'réponds mal elle va encore gueuler après moi. « Non, j'sais pas. » Elle lâche un rire moqueur. « Dans un orphelinat. Crasseux. Tu peux oublier la jolie baraque de ta grand-mère, finit tout ça, ta petite chambre, ton petit confort. Finit tout ça. Tu boufferas de la merde et tu devras en redemander, merci bien. Tu cireras les chaussures des gens et t'auras le dos tellement craqué que quand les grands t'emmerderont, tu pourras plus protester. Tu t'agenouilleras encore, jusqu'à ce que tes genoux s'usent et fassent apparaître tes os. Voilà ce qu'il va se passer, Cass'. » J'me demande soudain si ça ne la fait pas jouir de me raconter ça. Si, si vu ses yeux rieurs. J'espère que son sort va rater. « On est plus au XIXème. J'crois que si je trouve un honnête travail de serveur, j'pourrais m'en sortir sans toi. » Rictus carnassier. Non, elle n'y croit pas à tout ça. Elle a vu, elle a vu comme ça allait se passer. Alors mon avis de sale mioche, j'peux me le foutre au cul, merci bien. La'Tesha prend la poupée de bois, se noue les cheveux en un chignon approximatif et trace son vévé avec un peu de poudre de brique, esquissant rapidement le dessin. Qu'est-ce qu'elle va sacrifier pour un petit sort comme ça ? Peut-être un peu de son sang. Oui, c'est bien, c'est encore ce qui reste le plus pratique. La maigre offrande est rendue et elle commence à réciter ses formules, sa voix descendant d'un octave, comme ça d'un coup, comme une pierre qui tombe. Elle murmure avec la voix des morts, la voix des Laveau, celle que les femmes de la famille se transmettent de génération en génération.

Seulement moi, j'ai eu le malheur d'être né avec une paire de chromosomes XY. Je suis le méchant petit oiseau de la famille, celui dont personne n'a voulu. Et, comme disent les hispaniques, élève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux.


Chapter III - Katrina



Le type se tient là, juste là, devant la porte éventrée, devant les entrailles nues de notre baraque, le regard si vide et si perçant. La boue et les poubelles renversées se mêlent dans une fange immonde, les égouts refoulent et tout paraît avoir un goût de fin du monde. Il fait nuit, aucune lumière ne crève l'obscurité et les Enfers ont envahi la Terre. Peut-être devrais-je pleurer un peu. Peut-être devrais-je pleurer ma mère, cette chienne au cœur pourri. Mais je n'y arrive pas. C'était bien son corps, aligné parmi tant d'autres ; un draps pour couvrir leurs visages et les vers qui s'agitaient déjà, les chats noirs qui hurlaient et les mouches qui vrombissaient. Un vacarme de cris et de pleurs, une sale odeur de rancœur. Ils en voulaient tous aux morts, de s'être enfui ainsi, de les avoir laissé sur le bas-côté, de les avoir abandonné sur la route dégueulasse de la vie. C'était son corps, ses yeux fermés, ses longues tresses et sa jupe détrempée. Mais mes yeux restent secs, ma poitrine intacte. C'était bien son corps. Peut-être m'a-t-elle fait trop mal pour que je regrette sa mort. Les enfants commencent par aimer leurs parents ; devenus grands, ils les jugent ; quelquefois, ils leur pardonnent. Ils leur pardonnent. Quelquefois. Wilde s'est peut-être trompé. M'a-t-elle jamais aimé ? Eh maman, pourquoi tu m'aimais pas ? Mais et son âme ? Elle est morte. Tout a été avalé dans la tourbe maussade du Bayou, reposant pour l'éternité au fond, tout au fond, avec les alligators.

Une vielle boîte à musique surnage, une ballerine à la tête tranchée s'obstine à tourner, son air mélancolique me donnant presque envie de gerber. Y'a de l'eau croupie partout et pourtant, le type se tient toujours là, droit et fier dans ses belles chaussures cirées. L'Apocalypse a écorché notre pauvre cité mais il n'a pas l'air de s'en soucier. Il est impassible. Il m'attend. Et il sait que je sais qu'il m'attend. Alors je m'avance, enjambant le cadavre d'un chien qui n'a pas trouvé mieux que de mourir là, sur le macadam délabré. Le type a un petit sourire dans les yeux à défaut de l'avoir sur les lèvres ; main tendue que je ne serre pas. La'Tesha m'avait au moins appris une chose. Méfie-toi des types en costume, mon fils. Méfie-toi car quand je ne serait plus là, les hyènes vont venir rôder autour de tes abats.

Qu'ai-je à perdre de toute façon ? Orphelin, je n'ai plus qu'une petite demeure tordue à entretenir, un félin famélique et quelques souvenirs à nourrir. Alors je baisse les yeux vers le type. Il n'est pas très grand, moi si. Mais, malgré le fait que je le dépasse d'une bonne tête, ses immenses pupilles sans fond continuent de ricaner, comme si la situation l'amusait. Ne prononçant une parole, il gratte le sol meuble de la pointe de son parapluie. Les formes s’esquissent, s'entortillent, jaillissant presque toutes seules. Il dessine un vévé dans la lie de la Terre, gravant délicatement son sein humide. Damballah Wedo, la connaissance. C'est donc ça. La connaissance. Je suis presque déçu. La connaissance. Elle va et elle vient cette grande catin, volatile, volubile, et elle se fout bien des pauvres humains. Inintéressant au possible. Je hausse les épaules et efface d'un mouvement de pied le dessin. Foutaises. J'peux très bien me débrouiller seul. Le vieux me stoppe d'un mouvement brusque de parapluie. Il se remet à gribouiller sur le sol. À nouveau, les traits s'avalent, roulent et se tordent sous la pointe de métal. Ogou Feray. Le pouvoir ? « Les descendants de Laveau se font rares de nos jours. » me réplique-t-il pour toute explication. Nouveau haussement d'épaule. Ça reste à prouver qu'on – que je – descende de la vieille Marie. Esquissant un pas pour m'éloigner, je fais l'erreur de croiser son regard une dernière fois, qui, sans surprise, en dit plus bien long que n'importe quel discours. Il balaye soudain ma volonté plus sûrement que Katrina nous avait dévoré. Au fond des lacs pétroles, c'est le feu qui brûle avec violence, le feu qui n'habite que les Initiés, celui qui dévore les Maîtres, qui les consume jusqu'à la moelle et plus loin encore. Viens te calciner avec nous, semblent me dirent les iris brunâtres, viens, viens donc avec nous. Une main tendue vers l'inconnu ; promesse muette de suprêmes lendemains. De lendemains suprêmes. Suprêmes.

Alors je n'efface pas le dernier dessin et hoche machinalement la tête, sans rien rajouter de plus.

Chapter IV - Marie
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