AN 1030 - KIEV - Manoir Petrova

Arpentant les couloirs sans fin du manoir de la famille russe Petrova, la petite Svetlana aux longs cheveux tressés rebondissant dans son dos, entre ses omoplates et reins, le long de sa colonne vertébrale, conservait cette démarche assurée et ce port altier qu'arboraient chaque membre de sa famille malgré l'inquiétude animant les traits de son visage qui se durcissaient en une expression intriguée vieillissant subrepticement son faciès d'ange. Ses longs doigts aux ongles arrondis parfaitement limés et vernis caressaient lentement le papier peint recouvrant les murs de béton alors qu'elle se laissait attirer par la douce mélopée s'élevant dans les airs, provenant de la petite chambre dans laquelle on lui dispensait ses cours de piano mais, de mémoire de vivant, nul membre de sa famille autre qu'elle ne s'adonnait à une telle occupation alors ... quelle pouvait être la personne s'acharnant de la sorte sur les touches familières de l'immense piano à queue planté au beau milieu de l'immense pièce aux murs recouverts de baie vitrée ? Alors qu'elle penchait sa tête à droite, s'immobilisant un instant au milieu du couloir perchée sur la pointe de ses petits pieds nus à quelques mètres seulement de la porte entrouverte qui laissait un pâle rayon de lune se faufiler au sol et dévoiler le tapis oriental recouvrant le sol, ses prunelles claires perçaient le vide devant elle comme pour découvrir le moindre indice pouvant répondre à la question qu'elle se posait intérieurement. Les rouages de son cerveau s'activaient, analysant la moindre note produite et ses doigts pianotaient d'eux-même, instinctivement contre le tableau représentant l'arbre généalogique de sa famille. Ce musicien était un prodige ... Et, alors que son rythme cardiaque s'accélérait à l'approche du dénouement, elle n'avait finalement pas envie de découvrir son identité, il s'agissait simplement d'une histoire de curiosité. Il aurait pu s'agir de n'importe qui, elle l'aurait admiré sans avoir besoin de le connaitre, l'aurait suivi au bout du monde. Un mystérieux inconnu suscite toujours plus d'intérêt qu'un proche.

Alors que sa conscience hésitait entre cette envie de le découvrir et celle de s'assoir et attendre qu'il ne s'évapore une fois cette mélodie achevée sans jamais avoir pu l'identifier, une petite voix s'éleva à son oreille, la faisant sursauter. Les yeux écarquillés, se retournant soudainement en posant une main contre son petit cœur battant la chamade, elle tendait l'oreille vers la pièce de laquelle ne s'élevait plus aucun son, finissant par agripper son cousin, Iorev, par le col de son pyjama. S'en prendre à lui n'aurait servi à rien, elle n'aimait pas se bousiller les cordes vocales en de vaines plaintes. Un échange de regard entendu valait toujours mieux qu'un affrontement éphémère qui serait bien vite oublié. De plus, qui lui disait qu'elle n'avait pas rêvé ?
« что? »
Quelques minutes venaient de s'écouler et elle dévisageait encore le jeune Iorev au regard interrogateur et passablement agacé qu'elle dominait de quelques centimètres et qui s'agitait déjà entre ses doigts, tentant de s'extirper des mains de sa cousine préférée, ignorant tout de ce qui venait de se passer. Cette dernière finit par le lâcher, secouant sa tête de droite à gauche comme pour chasser cette mélodie qui résonnait joyeusement aux quatre coins de son esprit.
« ничто́ ... »
Leurs voix s'étaient élevés, faibles, alors que le vent soufflait à l'extérieur, faisant claquer une branche de l'immense chêne jouxtant la bâtisse du côté de la pièce à musique. Iorev lui relança ce genre de regard auquel elle ne pouvait résister bien longtemps sans se dérober et, lui agrippant la main, elle l'attira à pas feutrés vers la porte entrouverte, lui intimant en levant un doigt à ses lèvres de se taire. C'était plus fort qu'elle, il fallait qu'elle soit la plus discrète possible au cas ou elle soit encore là, juste pour la voir, ne serait-ce que de dos ... Ils finirent par atteindre leur but et Svetlana fit le tour complet de la pièce bougeant un tambourin comme si elle découvrirait quelqu'un caché derrière, affichant une mine troublée et une moue contrariée. Revenant au centre de la pièce, caressant le piano, elle posa sa main sur le petit tabouret posé devant ce dernier et fut passablement déçue de ne sentir aucune chaleur contre le cuir de ce dernier. Pourtant elle était sûre que quelqu'un s'y était assis ... avait posé ses doigts sur ces touches comme elle le fit, reproduisant le même chemin qu'il ne l'avait fait de sorte à ce que la même mélodie ne s'élève dans les airs. Son cousin n'existait désormais plus, elle s'enfermait dans son monde fait de partitions, d'harmonies, de délicatesse et de douceur et joua toute la nuit, jusqu'au petit jour qui la tira de sa transe ...

Ses doigts s'étirèrent en un craquement sonore, une grimace s'étira le long de ses lèvres et elle se dirigea vers le corps prostré d'Iorev qui dormait d'un sommeil profond. S’asseyant à ses côtés, ramenant ses genoux contre sa poitrine, elle apposa son menton sur ces derniers et se perdit dans la contemplation des pédales du piano qui -elle s'en rendit compte au bout de cinq bonnes minutes- brillaient d'un drôle d'éclat ... Il lui fallut plusieurs instants avant de se rendre compte que quelque chose n'allait pas, que quelque chose recouvrait ces mêmes pédales altérant leur teinte terne habituelle ... Arquant un sourcil, la petite fille aux cheveux en bataille allongea ses jambes pour les plier et ramener ses bras en avant, paumes contre terre. Cela faisait longtemps qu'elle ne s'était pas déplacée à quatre pattes tout d'abord parce que cette position n'était pas digne d'une fille de bonne famille mais aussi parce que sa mère s'était fait un devoir de lui apprendre à marcher le plus dignement possible dès son plus jeune âge. Elle l'aurait vue progresser de la sorte, elle s'en serait certainement arraché les cheveux mais, peu importait, sa mère était sa dernière préoccupation à cet instant précis. Il ne restait plus que quelques mètres séparant les pédales des mains de la petite fille de cinq ans qui respirait bruyamment, les yeux exorbités à la vue d'une telle chose ... S'arrêtant, tendant sa main, elle finit par s'emparer de cette chose composée de petites perles de jaspe noir agrémentée d'une croix. Le faisant glisser entre ses doigts, bouche bée, affichant un sourire satisfait, Svetlana savait déjà qu'elle s'approprierait l'objet et ne le rendrait jamais à son propriétaire ... C'était son trésor à elle, la seule chose qui la liait à ce musicien hors pair qui, elle le savait, avait frôlé du bout de ses doigts cet instrument inanimé à travers lequel il avait exprimé un court instant sa solitude, sa tristesse et son désespoir. Malgré son jeune âge, Svet avait perçu ces émotions ayant vibré sous forme de sons singuliers à ses oreilles. Il s'agissait d'un échange, d'une symphonie qui lui était destinée et jamais elle ne l'oublierait ...

An 1035, 15 mars, 15h30 - KIEV - Conservatoire

« N'ayez pas peur de maltraiter les cordes de ce misérable violon de sorte à ce qu'il vibre jusqu'à n'en plus pouvoir Petrova ! Ne vous bridez pas et faites mugir cet instrument du plat de votre archer ! »

Svetlana soufflait une fois de plus sous les conseils avisés mais vindicatifs de son professeur de musique un brin tortionnaire. Elle savait que s'il n'obtenait pas satisfaction, elle aurait si tôt fait de se faire frapper sur les doigts et serrait les dents alors qu'elle raffermissait son emprise sur l'archet pour produire le genre de son guttural qu'attendait le maître incontesté de la musique de l'époque qui se mit à sourire, le regard agité par un brin de démence, lorsque s'élevèrent enfin les notes funèbres résonnant dans toute la pièce, faisant trembler le lustre en diamant pendant au centre de l'immense pièce aux airs de salle de théâtre pouvant accueillir bon nombre de personnalités mondaines de l'époque.

Préparer ce requiem n'était pas mince affaire. Cela faisait des mois qu'elle y travaillait sans relâche afin d'obtenir la perfection. Elle avait beau n'avoir que dix ans, aucune facette de son éducation n'était négligée et le moindre faux pas était sévèrement corrigé. Fort heureusement pour elle, elle n'opposait aucune résistance et était plutôt malléable, se pliant volontiers aux exigences de ses aînés pouvant lui accorder, à son humble avis, bien plus de connaissance et de savoir qu'elle n'en acquerrait si elle s'enfermait dans sa petite bulle. Les reproches, conseils, réprimandes, congratulations, elles les acceptait tous sans broncher visant à atteindre un jour la perfection et ressembler à son modèle, sa mère.

Calysta Petrova avait été, avant elle, une fameuse compositrice et danseuse de ballet au conservatoire de Kiev. Le port de tête d'une reine, les yeux en amande vifs d'un bleu éclatant, une expression hautaine et un charisme indéniable. Cette femme s'était élevée au cœur d'une société qui, de prime abord, n'aurait pas voulu d'elle au cœur des hautes sphères du pays. Fille de roturier, rien ne laissait penser qu'elle parviendrait un jour à épouser un homme tel que Igor Petrova, ponte du milieu mondain russe, jouissant d'une réputation et d'une situation enviée des plus puissants mais admirée par les plus démunis. Contrairement à ses pairs, il avait su écouter et se rapprocher du peuple, s'attirant les grâces de ce dernier, favorisant la popularité du roi de l'époque, Iaroslav le Sage, dont il était un proche ami. Cette tendance à la charité l'avait poussé dans les bras de la jeune femme qui travaillait alors dur pour s'offrir des cours de danse et de musique et qu'il rencontra au théâtre suite à la première représentation musicale à laquelle elle participait et au cours de laquelle elle s'était illustrée avec brio. De leur rapprochement et union était née Svetlana qui, dès son plus jeune âge avait vu en ses parents de véritables forces de la nature desquelles elle s'était inspirée pour évoluer au fil des ans. Ainsi la voyait-on parfois imiter les mimiques de ses géniteurs mordillant l'intérieur de sa joue à l'image de son père, ramenant ses cheveux en un chignon parfait tout comme le ferait sa mère et levant le petit doigt lorsqu'elle s'emparait d'un verre ou d'un couvert ne s'autorisant aucune hésitation ni un seul geste de travers. Il paraitrait même qu'elle maniait son archet avec la même souplesse que Calysta ce qui enchantait passablement son professeur qui n'avait presque rien à lui dire si ce n'était de se concentrer lorsqu'il lui arrivait de se voir distraite par les rayons du soleil frappant le lustre en un feu d'artifice de couleurs se répandant à travers la grande pièce lui redonnant vie devant ses yeux ébahis.

Nous continuerons jusqu'à ce que vous doigts saignent s'il le faut mais je ne veux aucun écart de votre part Petrova alors concentrez-vous, il vous faudra être plus que parfaite demain soir !

Acquiesçant d'un signe de tête, Svetlana s'autorisa un instant de répit, posant son violon sur ses genoux, s'essuyant le front, caressant le bout de ses doigts meurtris et réajustant une mèche de cheveux derrière son oreille. Levant les yeux sur son maître, elle attendit que ce dernier termine sa coupe de champagne et ne reprenne place derrière son pupitre pour mener la danse comme il le faisait si bien. Elle n'avait qu'à se concentrer sur les mouvements de ses bras afin de produire le son désiré par un simple mouvement d'archet.

An 1035, 16 mars, 20h59 - KIEV - Conservatoire

Sa première représentation et elle se devait d'être parfaite ... S'observant une dernière fois dans le miroir, sa longue robe d'un rouge vif contrastant avec la pâleur de ses traits lui donnait un air sanguinaire, ses cheveux ramenés en un chignon complexe composé de tresses et ondulations, elle faisait glisser distraitement ce chapelet trouvé il y a cinq ans de cela aux pieds de son piano entre ses doigts. Plissant les yeux, elle tourna son regard vers le chef d'orchestre qui courait vers elle, haletant, la priant de bien vouloir monter sur scène alors qu'elle rangeait l'objet sous les pans de sa robe faisant mine de réajuster ces derniers. Le petit prodige Petrova âgé alors de 10 ans était le sujet de conversation des nobles et hautes personnes de haut rang prenant encore place dans les fauteuils pourpres rembourrés du conservatoire de Kiev. Nul d'entre eux ne l'avait jamais vu et pourtant, ils en parlaient comme s'ils la connaissaient vantant son talent indéniable pour la musique. Il paraitrait même que quelque soit l'instrument que l'on disposait entre ses mains, elle en tirait toujours quelque chose de déboussolant. Il fallut que le chef d'orchestre s'acharne plusieurs fois du bout de sa baguette sur son pupitre pour obtenir le silence.

Svetlana venait de s'asseoir affichant sur son visage de poupée de porcelaine un air des plus détachés comme si ce qu'elle s'apprêtait à faire relevait du simple entrainement. Oubliées ces centaines de personnes présentes pour l'entendre jouer, oublié ce stress presque inexistant l'ayant l'espace de quelques secondes assaillit pour aussi vite repartir, oubliée sa mère dont on vantait les mérites ... oubliés ces chuchotements et ce murmure de surprise qui s'éleva lorsque le long rideau rouge la dévoila aux yeux de tous. Le regard tourné vers le sol, le violon et l'archet pendant à bout de bras, il lui fallut quelques secondes pour élever le magnifique instrument à hauteur d'épaule et faire se dresser gracieusement cet archet qui ne tarderait pas à frotter ces mêmes cordes vibrant d'impatience ... quelque chose n'allait pas ... fronçant les sourcils, elle eut une envie soudaine de ne pas suivre les mouvements vifs du chef d'orchestre, envie décuplée lorsqu'elle sentit le chapelet glisser le long de sa cuisse.
Immobile alors qu'elle s'apprêtait à faire pleurer les cordes de son violon et faire une fois de plus saigner le bout de ses doigts, le regard tourné vers le meneur, elle abaissa ses armes et se leva. Des murmures s'élevèrent de nouveau. Allait-elle bouleverser l'ordre des choses comme le fit sa mère jadis devant son piano, choisissant d'interpréter un morceau de sa composition au lieu de suivre le programme initialement prévu ?

Ses chaussures claquèrent sur le parquet de la scène alors qu'elle s'avançait sur le bord de la scène. Entre temps, elle avait saisit entre ses doigts le chapelet de jaspe qu'elle avait fait glisser le long de son bras. Faisant face à l'auditoire, elle s'apprêta de nouveau à jouer ce qui eut l'air de rassurer les quelques centaines de personnes présentes qui se laissèrent retomber mollement contre leur dossier. Louchant sur son instrument, apposant son menton à la base de ce dernier, elle esquissa un sourire avant de caresser les cordes du plat de son archet.

Les regards furent surpris alors que la douce mélodie funèbre s'éleva dans les airs mais nul n'osa protester comme cloué contre son dossier par les notes venant s'éclater contre les corps. Svetlana savait qu'ils ressentiraient la même émotion qu'elle lorsqu'elle entendit pour la première fois cette œuvre d'art et son but était de les émouvoir. Durant dix minutes, elle n'arrêta pas, faisant larmoyer quelques bonnes femmes suivies de près par de bien trop gros hommes jusqu'à secouer l'assistance et atteindre le chef d'orchestre. Lorsque les dernières notes s'élevèrent et s'évanouirent dans le néant, il fallut trente bonnes secondes à l'assistance pour qu'elle ne retrouve consistance et ne s'élève, acclamant le prodige saluant d'une simple courbette avant de s'évaporer dans les loges.

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