Un moteur vrombissant, des phares aveuglants balayant la route, un regard myosotis braqué sur l’horizon, de vieux tubes de rock troublant le silence nocturne. Il était lancé. Il était intouchable. Au volant de sa Jeep noire, il se sentait investi de pouvoirs divins, il se sentait complètement libre, lesté du poids de ses pensées, des remords du passé, des incertitudes du futur, de la peur du présent, de la solitude. Ne pas avoir à freiner, ne pas avoir à couper le contact. Être un avec cette voiture. Mourir dedans à la rigueur, il s’en moquait. La nuit lui appartenait.

Je te sens avide, cher lecteur, de connaître l’histoire de Nathanael. Cet éternel adolescent négligé pourrait te réserver bien plus de surprises que tu ne le penses. Ne te laisse pas séduire par son visage angélique, ne succombe pas à ses douces paroles, il n’est pas le prince charmant de Saint Louis. Mais réfléchis sagement avant de le juger, tu risquerais de te tromper lourdement à son sujet. Personnage diablement normal mais haut en couleurs, rongé par ses contradictions et ses erreurs, il est davantage qu’une belle gueule ou qu’un sale caractère.

De son histoire, Nath ne soufflera que ces mots secs « j’ai déjà une pierre tombale à mon nom ». Il aime répéter qu’il a réservé son carré de pelouse au cimetière de Saint Louis, « à moins d’être transformé en je ne sais quelle merde d’ici là ». Enfant du Missouri, élevé dans une famille républicaine aux mœurs légèrement conservatrices, n’allez pas lui imaginer une vie trépidante ponctuée de péripéties rocambolesques car lui-même déplore d’être le produit de l’American Dream, l’héritier d’ancêtres britanniques ayant posé leurs maigres bagages sur le sol de tous les possibles au début du siècle passé en espérant mener et offrir à leurs descendants une vie prospère. Ses parents n’étaient pas des êtres extraordinaires, ils transpiraient la normalité par tous les pores de leur peau. Ces parfaits citoyens américains se rendaient pieusement à l’église en bons catholiques qu’ils étaient, suivaient le Super Bowl à la télévision, fêtaient Thanksgiving et Noël, partaient en vacances en Californie ou en Floride… Ils menaient une existence paisible, trop paisible peut-être pour leur deuxième enfant et unique fils, le turbulent et irrécupérable Nathanael. Forte tête s’opposant à toute forme d’autorité, dominé par l’indépendance et la liberté, il ne perdait jamais une occasion pour commettre ce que l’on appelait bêtise lorsqu’il était enfant et connerie après son entrée dans l’âge ingrat. Il aimait la provocation, il carburait aux remontrances, il repoussait ses limites avec un sourire espiègle scotché sur son visage faussement innocent, comme s’il cherchait inlassablement à se faire remarquer. Peut-être souffrait-il de la reconnaissance dont jouissait sa sœur aînée, absolument brillante à tous les égards, ou jalousait-il secrètement sa cadette d’être au centre de toutes les attentions parentales. Même le psychologue chez qui papa et maman l’enverront ne réussira pas à élucider ce mystère – d’ailleurs, au terme d’un mois de thérapie, il était prêt à renoncer à ses honoraires du moment que Nathanael fichait le camp de son cabinet. « Je ne veux plus revoir ce gamin, » avait-il sifflé à l’adresse des Brythe, rouges de honte d’avoir à rembarquer leur rejeton au rictus insolent. Il débordait de liberté dans un monde étriqué. Il séchait les cours « sans raison valable » (sic, il se justifiait souvent ainsi), il tenait tête aux professeurs avec une élégante désinvolture, il ne prenait pas la peine de travailler et assumait pleinement son niveau médiocre, clamant sur tous les toits que le système scolaire ne lui « seyait » pas – il était surtout trop paresseux pour fournir un quelconque effort. Les notes étaient des étiquettes imaginaires et son intelligence allait au-delà des conventions sociales : pourquoi devait-il se plier à des règles qu’il jugeait inutiles ? Pis, dérisoires ? Sa vie lui appartenait. Nathanael partait du principe qu’il était maître de son destin, quoiqu’il advienne, et que personne ne lui dicterait sa conduite. « Plutôt crever que de devenir un mouton. » Suivre des études dans une université réputée ? Trouver un emploi stable ? Fonder une famille ? Se retrouver prisonnier d’un quotidien monotone ? Très peu pour lui. En dépit des colères parentales l’accusant d’être un « sale gosse irresponsable et immature », Nath traçait son petit bonhomme de chemin armé de son optimisme.

Grand indécis, il ignorait ce qu’il voulait devenir. Lorsque ses parents amenaient le sujet fort épineux de son avenir sur la table, il haussait les épaules en marmonnant qu’il se débrouillerait. Ce à quoi sa mère répondait « comment ? en jouant aux serveurs ? en tenant la caisse de Burger King ? », l’obligeant presque à renchérir avec une mauvaise foi déconcertante : « je pensais surtout à faire la manche mais maintenant que t’en parles… » Si les cours le laissaient relativement indifférent, il n’en était pas bête pour autant et ne se contentait pas de vivre à travers le regard d’autrui à l’aide de ses pitreries, sa matière grise fonctionnait plutôt bien contrairement aux apparences. Paresseux, il préférait souvent la facilité à l’effort (selon lui, la tricherie est un « art » uniquement destiné à ceux qui peuvent en comprendre les arcanes…) et se débrouillait habilement pour éviter toute tâche l’emmerdant. Cela dit, son comportement soi-disant immature de « petit con prétentieux » ne pouvait durer éternellement. À l’abri de la « vraie vie », protégé par des parents soucieux de son devenir, Nath se permettait tout sans prêter attention aux conséquences de ses actes.
Il aurait pu devenir un bon à rien gavé de bière dans un studio crasseux ou ranger son anticonformisme au placard pour embrasser un destin d’américain moyen, mais la vie décida de lui donner un coup de main (ou un coup de pied au cul ?) en chassant la normalité de son futur incertain. Il se découvrit un « don » aussi délirant qu’effrayant. Mieux, il se découvrit un but. Il était capable de « jouer » avec la mort, de la duper, de l’approcher, de vivre avec elle. Il tenta l’expérience plusieurs fois avec des animaux morts dans la cave de ses parents, puis se rendit dans le cimetière proche de l’église où il avait été traîné de force une bonne partie de sa vie pour ressentir cette étrange énergie macabre qui faisait frémir ses membres. C’est dur à reconnaître, mais il plancha sur le sujet comme si sa vie en dépendait. Chaque livre traitant de la nécromancie fut soigneusement épluché, relu, annoté, dans la plus grande discrétion. Cette obsession l’occupa des semaines et l’entraîna dans des coins insalubres de Saint-Louis, mais il termina par se décourager. Chassez le naturel, il revient au galop : son manque de volonté le rattrapa brutalement après quelques essais infructueux. Il rangea ses bouquins, se débarrassa des cadavres pourrissant d’animaux, persuadé que cet auto-apprentissage ne lui apportait rien. Mais se forcer à redevenir normal se révéla être un échec cuisant. Autant demander à un vampire de se lever en plein jour ou à un loup-garou de ne pas se transformer à la pleine lune : un nécromancien ne peut ignorer les doléances des morts.
Quand il s’ennuyait ferme, Nathanael daignait se rendre au lycée, où ses professeurs le surnommaient (très justement) « le touriste ». Installé au fond de la salle, il racontait ses péripéties à qui voulait bien les entendre – autrement dit, toute la classe – et jetait des œillades charmeuses à la jolie fille du coin, avant de sombrer dans les bras de Morphée jusqu’à l’heure du déjeuner. Toutefois, remarquons qu’il faut agrémenter son comportement d’une légère nuance : Nath n’était pas un « caïd ». Avec son physique d’éphèbe filiforme, il n’avait ni l’étoffe de la petite frappe du coin ni du dealer marginal rôdant autour de l’établissement. À dire vrai, il traînait plutôt avec le « socialement correct acnéique ». « Et je suis même pas quarterback, » se vantait-il, les pieds sur la table, les bras croisés derrière sa nuque. Son allure rebelle et insolente plaisait, sa répartie cynique amusait, que lui fallait-il de plus ? Cependant, après la découverte de son « don », son absentéisme grimpa en flèche et sa présence se fit rare, tandis que les coups de téléphone du lycée à ses parents se multipliaient. Fatigué de ce manège, son père prit les devants avec une autorité que son fils ne lui connaissait pas – pour l’avoir maintes fois défiée – et le traîna, chaque matin, par la peau du cou, devant le portail de l’établissement.

Quelques mois avant l’obtention de son diplôme, un accident de voiture eut lieu à quelques mètres du parking de son lycée et amassa bien évidemment une foule d’étudiants et de citadins sur le lieu du drame. Nathanael ne s’y serait jamais dirigé s’il n’avait pas « senti » quelque chose. Comme une âme s’arrachant d’un corps. Intrigué, il donna quelques coups de coudes impatients pour constater qu’en effet, l’un des conducteurs avait succombé à ses blessures. Cette vision macabre lui fila la nausée. Le jeune homme s’extirpa rapidement de cette masse compacte de voyeurs pour rentrer chez lui, le cœur battant.
Une main se posa sur son épaule. « Hey ! Je peux te parler un instant ? » Malgré l’air inquiétant que donnaient ses traits anguleux à son visage, l’inconnu était charismatique et souriant, mais sûrement pas assez pour attirer l’attention d’un Nathanael sceptique. « Ouais, non, pas intéressé. » Lança-t-il au type, sans prendre la peine de s’arrêter. Enfoncés dans sa poche de jean, ses doigts se refermèrent sur le canif qui ne lui quittait jamais, par prudence. Pas mal de tarés traînaient à Saint Louis, pas le genre à t’arracher ton portefeuille en t’enfonçant un canon de flingue dans les cotes… non, plutôt des malades. Un peu fanatiques ou juste frappés. Après tout, n’était-il pas anormal lui-même ? N’était-ce pas lui qui était capable de communiquer avec les morts ? Mal luné et soudainement embarrassé par la présence de cet homme, l’adolescent resserra l’emprise de ses doigts sur la bandoulière de son sac et accéléra l’allure, son malaise dissimulé derrière sa légendaire nonchalance. « Je t’ai vu avec le chat, il y a quelques temps. » Nath ne s’arrêta pas pour autant, même si son visage si assuré venait de changer de couleur. « C'est pas mal pour un débutant. Mais t'aurais besoin d'un coup de main. » Ces dernières paroles arrachèrent un rire nerveux au jeune homme qui se retourna enfin. L’inconnu n’avait rien de louche, il paraissait terriblement… normal. Il lui tendit une main zébrée de veines saillantes avec un sourire en coin avenant, malgré l’apparente défiance de Nathanael qui se contentait de garder la sienne dans sa poche. « T’es pas très coopératif comme gosse. C’est bien. » Son bras retomba lestement le long de son corps, sous le regard perplexe de l’adolescent. L’homme lui proposa d’en discuter autour d’un café, de but en blanc. Alors qu’il s’apprêtait à décliner l’offre, les mots ne franchirent pas la barrière de ses lèvres. La curiosité le rongeait. Que perdrait-il en acceptant ? Une demi-heure, tout au plus. « Ok, mais vous payez. » Pour toute réponse, le sourire de son interlocuteur s’élargit.
Celui qui aurait pu être un serial killer, un violeur multirécidiviste ou un détraqué sociopathe se nommait Sebastian et, à l’instar de Nath, était un nécromancien (et accessoirement, un chasseur de créatures louches). Sans s’enliser dans une multitude de détails dignes de romans de formation, passons je vous prie les longues semaines de tentatives de rapprochement, de confidences, de larmes et de rires et résumons vite et bien. Sebastian peina à se frayer un chemin dans la vie anarchique de son jeune apprenti mais s’y trouva tout de même une place de mentor, et même de figure paternelle. Seul adulte pouvant se targuer d’être respecté et écouté de l’indomptable jeune homme, il l’aida à apprivoiser cette magie occulte, à se l’approprier et l’entraîna d’arrache-pied des années durant. D’une certaine façon, ces deux âmes isolées s’étaient trouvées pour former un duo dépareillé où s’affrontaient deux personnalités bien distinctes mais partageant la même morale. Leur collaboration s’acheva à l’aube de la Révélation. Physiquement et moralement épuisé par une existence gangrenée par la Mort et autres poltergeists, Sebastian se retira des affaires, laissant celui qu’il considérait comme un fils livré à lui-même.

Réalité, réalité, terminus ! Du jour au lendemain, son train de vie bohème le déposa sur le quai des salaires et autres patrons. La révélation sonna le glas des agissements dans l’ombre et transforma les magouilles de Nathanael en services pour les entreprises privées, ou du moins, une qui entendit parler de ses talents, Réanimateur INC. Il abandonna ses petits boulots pour entrer dans un monde dans lequel il s’était toujours senti plus ou moins marginalisé, il rencontra de nouveaux visages partageant son don et ne put se contraindre à laisser tomber son petit marché noir. Contrarié de ne plus être « unique », Nath se révéla bientôt être la tête de turc de ses employeurs : il refusait tel ou tel contrat si ce dernier ne payait pas assez, exigeait des heures « flexibles » (un fainéant reste un fainéant) et continua de négocier ses services en dehors de la sphère professionnelle. Même enchaîné à la magie, il restait égal à lui-même, étouffant dans orgueil et dans son égo (qu’il jure à tort mesuré). Son nouveau rythme de vie commença rapidement à le marquer : il vivait la nuit et blêmissait, dormait le jour et perdait peu à peu ses repères diurnes, se nourrissait n’importe comment et maigrissait à vue d’œil. Lorsque Nathanael déconnait, ce qui arriva avec le surmenage, sa douce folie se muait en une profonde déprime qui l’enfonçait plus bas que terre. Certains pointaient du doigt une instabilité imaginaire, un trouble injustifiée de la personnalité, une tendance à la bipolarité ayant supposément découlé de ses allures de tragédien… Ces rumeurs pernicieuses ne l’atteignaient pas, il était au-dessus du jugement d’autrui, mais restait sensible à ses propres angoisses. Intenable et irrécupérable, il déambulait dans les rues comme les cadavres qu’il relevait, s’endormait au volant, préférait les bars au bureau, fumait plus que de raison et tapait régulièrement du poing sur la table contre ses employeurs. Mais il était doué. Vraiment doué. Son travail était impeccable, ses zombies se tenaient et malgré sa légendaire flemmardise, il respectait le temps qu’on lui donnait pour telle ou telle mission, sans doute pour prouver à quel point il était l’un des meilleurs réanimateurs. Pourtant, 2002 lui permit de se remplir les poches aussi bien légalement qu’illégalement : l’exposition des créatures surnaturelles motiva les affaires qui connurent un essor sans précédant. La justice tira profit de la nécromancie, les familles de givrés appelaient à la moindre assiette brisée sans raison, les cimetières étaient régulièrement fouillés, les morts relevés, les esprits condamnés… et Nathanael s’offrait le luxe de bosser en solo quand cela lui chantait. Il est conscient d’avoir été une véritable loque humaine à une période de sa vie, complètement largué par un monde qui le recrutait soudainement alors qu’il l’avait rejeté des années durant et par des créatures sortant de leurs cercueils pour réclamer des droits qu’elles avaient tus pendant des millénaires. Il était déboussolé. Et s’il y avait bien une chose qui lui faisait horreur, c’était sa propre faiblesse.
Mais dix ans changent un homme. Ou pas.
Désabusé, il s’accoutuma à cette nouvelle société et prit un plaisir presque malsain à compter les billets qui lui tombaient dans les poches. Menteur et manipulateur à ses heures perdues, il jouait de ses sourires faussement timides pour amasser davantage et assouvir son intarissable besoin d’adrénaline. Et plus on faisait appel à ses services (officiellement comme discrètement), plus son arrogance enflait : Nath se targuait d’être l’un des meilleurs en son domaine avec une nonchalance qui en agaçait plus d’un. Avec le temps, il s’était érigé en sauveur des mortels et protecteur des morts (dixit lui-même, bien entendu. Attendez de le croiser ivre, il est capable de dire pire.). Au fond, Nathanael, c’était ça. Le type qui ne se prend ni la tête ni au sérieux. Le type capable de vous raconter les pires insanités sur un ton complètement détaché. Le type qui prend son petit-déjeuner à cinq heures du soir. Un connard finalement attachant, pas trop con. Juste trop grande gueule.