Le 3 Novembre 1981, Moscou.

Un silence de ouate règne dans la pièce, plongée dans la pénombre. Pas même un ronflement pour venir troubler le calme qui depuis plusieurs heures s’y est instauré. Des rangées de lits aux structures métalliques supportent les corps endormis d’enfants, comme les cases d’un crématorium. Il y a néanmoins une case vide ; l’un d’entre eux est parvenu à s’extirper de ses draps. Ses petits doigts effleurent l’unique fenêtre du dortoir mais ne la touchent pas. La froideur qui s’en dégage suffit à le faire reculer. Pourtant il se rapproche de nouveau de la vitre et vient y coller son nez. À l’extérieur, un lampadaire solitaire éclaire la neige qui tombe à gros flocons, et comme chaque soir depuis son arrivée à l’orphelinat, celui qu’on appelle Tom admire sans un mot l’étoffe blanche qui vient se déposer sur les pavés de la rue, comme un linceul qui recouvre les restes de la ville. Ses yeux brillent devant pareil spectacle, pourtant l’étincelle qui animait son regard de petit garçon semble s’être éteinte, et laisse place à une mine triste. C’est l’effet du deuil qui l’a foudroyé. Le printemps japonais chassé par l’hiver russe. Tom ferme ses paupières lourdes et s’imagine un instant de retour dans la maison de sa mère. L’odeur de la soupe de sésame qui mijote tranquillement sur le feu. Le cerisier en fleur que le soleil illumine encore dans ses derniers instants… Ses souvenirs sont encore intactes et pour cause, la séparation est encore toute fraiche. Il y a quelques temps personne, et surtout pas Tom, n’aurait prédit un drame pareil. L’accident de voiture qui a foudroyé Andrei Vassiliev et son épouse Naoko a épargné leur progéniture, le condamnant à errer seul dans un pays dont la langue même lui est inconnue.
Un craquement de plancher le fait soudain revenir à lui. Il connaît déjà ce craquement par cœur, il provient de l’escalier qui mène jusqu’au dortoir. Dans la précipitation, il se détache de la fenêtre glacée et se remet au fond de son lit. Ses yeux écarquillés fixent la trace de doigts qu’il a laissée et qui le trahit, avant de se fermer au moment même où il entend la porte s’ouvrir. C’est probablement le pasteur qui fait sa ronde du soir, se dit-il. Il récite une prière mais elle demeure vaine, et il s’en aperçoit quand il sent une main se poser sur son épaule et le secouer avec vigueur. Brusquement, il ouvre à nouveau les yeux et dit dans un russe approximatif, suppliant : « Je rien fait ! Je dormais ! Je jure ! » Mais le pasteur n’émet aucune réponse et se contente de le tirer par la manche et de l'extraire de la chambre.