La femme mordille son stylo avec un air absent. Elle efface d'un geste rageur ce qu'elle vient de taper sur l'ordinateur, puis recommence à partir du début.

07 janvier 2013,
Nouvelle-Orléans

Mère, je viens d'apprendre la nouvelle pour mon frère. Même si les détails peinent à me parvenir ici, à la Nouvelle-Orléans, j'en ai entendu suffisamment pour comprendre ce qui s'est passé. Nous te l'avions pourtant dit, père et moi. Il n'était pas prêt à travailler en solitaire. Trop impétueux, trop sûr de lui. Déjà quand nous étions enfants, lors de vos leçons, il n'écoutait jamais vos mises en gardes, passait son temps à vouloir me prouver qu'il était le meilleur. Que ce soit lors des exercices de projection spectrale, des travaux d'embaumement, des leçons sur les rites à pratiquer dans les sociétés contemporaines. Mais je ne l'en aimais pas moins ... Sa perte me brise le coeur.

Il s'est fait piéger hors de son corps par un nécromant, c'est ça ? Je croise les doigts pour que vous ayez réussit à libérer son âme et à lui apporter le repos. L'idée que Pierre soit encore bloqué ici, réduit à un simple jouet pour l'un de ces salopards, au lieu de reposer en paix dans l'au-delà m'empêche de trouver le sommeil ... Je n'ose pas imaginer ce que cela doit être pour vous, si mes craintes s'avèrent justifiées. Pitié, rassure-moi vite sur ce point !

Morgane s'interrompt et regarde par la vitre de son appartement la pluie qui s'abat sur la ville. Elle soupire et essuie une larme au coin de son oeil. Après quelques secondes de flottement, elle reprend la rédaction de sa lettre.

Je donnerais tout ce que j'ai pour pouvoir rentrer en France, assister à la cérémonie d'enterrement. Carcassonne me manque terriblement, et notre famille aussi. Le soleil du Sud, les murailles de la ville ... cela me semble faire une éternité que je les ait contemplées pour la dernière fois, pour venir m'occuper de la région. Combien de temps s'est écoulé depuis que nos chemins se sont séparés, et que je suis venue m'installer à la Nouvelle-Orléans ? Un an ? Deux ans ? Le temps passe si vite ...

Je n'aurais jamais cru que vos leçons me manqueraient à ce point, tout comme la vie itinérante que nous menions quand j'étais encore adolescente. Mais je ne peux pas me permettre de partir. J'ai trop de travail. Entre le travail à la morgue, et notre tâche ancestrale, je ne peux pas m'absenter. Mon frère puisse me pardonner cela, où qu'il soit à cette heure ...

Je ne sais quelles informations vous sont parvenues, outre-atlantique, mais je doute qu'elles puissent vous donner la juste mesure de ce qui se déroule réellement ici. Quoique la situation se soit encore un peu apaisée par rapport aux mois précédents ... Les Lycans, les Vampires et des Sorciers se sont affrontés avec violence. Des créatures invisibles s'en sont pris à la population. Tu te souviens de la légende des Chiens de l'Enfer ? D'après des informations que j'ai pu recueillir, il s'agirait de ces créatures. Oui, je sais ce que tu vas me répondre. Que mes craintes sont absurdes, qu'il ne peut pas s'agir d'eux. Mais tu n'étais pas là. Pourrais-tu te renseigner auprès des deux lignées, pour savoir si d'autres incidents du même type ont été recensés ?

Toujours est-il que même après que la situation se soit apaisée, les tensions subsistent. Rien qu'en deux jours, j'ai eu droit à deux cadavres de chasseurs, victimes de lycans, à la morgue. Les autorités crient au loup, mais combien de temps vont-elles se laisser leurrer ? Les gens discutent, les rumeurs s'amplifient. Et oui, cela nous concerne. Si la situation explose, les cadavres pourraient bien s'amonceler dans les rues. Et tu sais comme moi ce que cela impliquerait en matière d'esprits !

En parlant de cela, je suis littéralement débordée par le nombre d'esprits à guider. Je n'ai même pas le temps de m'occuper des récalcitrants et des morts récents. Les dommages de l'ouragan sont encore sensibles en la matière. Combien d'esprits sont encore piégés depuis plus d'une demi-douzaine d'années, souffrant, emmagasinant de la rage et de la haine ? Combien de temps avant que cela n'explose ? Hier soir, j'ai réussit in extremis à convaincre l'un d'eux de s'en aller avant qu'il ne commence à se déchaîner. Mais cela n'est pas passé loin.

Je sais bien que nos forces ont décru. Que nous les psychopompes ne sommes plus aussi nombreux que par le passé, avec plus de territoires à couvrir. Je ne te quémande pas d'aide. J'espère juste que les buveurs de sang, sac à puces, et autres traqueurs éviterons d'en rajouter une couche. La situation est déjà suffisamment délicate. Sans oublier les quelques nécromanciens qui traînent dans le coin ... J'essaye autant que possible de me tenir à l'écart des troubles, mais rien n'est garantit, dans ces circonstances ...

Faites attention, toi et père. Vous savez que vous n'êtes plus aussi jeunes qu'avant. Je suis désolée d'avoir à vous dire ça, mais la perte de mon frère m'est suffisamment douloureuse pour que je n'ai pas envie de souffrir cela à nouveau. Peut-être serait-il temps pour vous de vous fixer à nouveau à Carcassonne ?

Votre fille, Morgane, qui vous embrasse.

P-S : non, mère, je n'ai pas encore trouvé de compagnon ! Je sais bien que je suis désormais votre unique héritière, mais j'ai d'autres choses à faire que de batifoler ! Oui, d'accord, j'ai presque atteint la trentaine, mais la question n'est pas là ! Point !

La sorcière expédie le mail, un masque impassible sur le visage. Elle reste immobile pendant plusieurs longues minutes, puis son regard glisse vers une photographie encadrée sur son bureau, où une version adolescente d'elle-même et un garçon plus jeune de trois ou quatre années se tiennent par les épaules et sourient face à l'appareil photo. D'un geste d'une rare violence, elle expédie le cadre à l'autre bout de la pièce, le fracassant contre le mur, puis prend son visage dans ses mains et respire fortement à plusieurs reprises. Elle éteint alors l'ordinateur et se relève tout en enfilant sa blouse. Le travail n'attend pas ...