« Il compte les cartes ». Un souffle, plus comparable à un râle, à peine audible dans l'espace qui me sépare de mon agaçant collègue. Et alors ? J'entends, j'ignore, tout ça m'est profondément égal. Je n'ai pas pour mission de faire tomber les tricheurs, seulement de faire cracher les plus ignorants. Ils s'amassent autour des tables, s'installent aux machines, commandent à boire et jouent, leur salaire, leurs biens, et parfois toute leur vie.
Et moi j'observe, je traque, je détruis. Parmi la masse, je suis la personnification de la Discrétion. Lachésis de mon deuxième prénom, Moire cruelle et sans pitié, j'influence le Destin des Mortels pour assurer ma propre survie. Parce que la Mort est ma Vie, et que rien, ni personne, ne saurait terrasser dix années d'habitudes tenaces.



Son costume hors de prix parle pour lui. Riche, influent, agréable à regarder avec ça, il offre à ma vue tout un panel de possibilités. Le jeu est son vice caché, ici il le déploie sans compter... Dans une robe de soirée droite et serrée, mes cheveux blond vénitien méticuleusement relevés, je l'observe, un verre à la main, et l'air faussement distrait. Il suffit d'un regard pour deviner Son pêché. Rien ne le tente plus que l'appât du gain. Habituellement il sait s'arrêter, ce soir pourtant il n'en fera rien. La roulette fera sa ruine, il se suicidera au petit matin...

« Il y en a d'autres... » Une main virile, astreignante, m'empoigne diaboliquement par l'épaule. La Sécurité en personne s'assure de ma bonne volonté. Le Patron emploie les grands moyens et envoie ses Dobermans pour me surveiller... Je ne réponds rien, lui jetant à peine un regard dédaigneux. Je n'ai pas d'affinités particulières avec les lycans, ni d'ailleurs avec aucune autre espèce. Mais leurs manières de dominants m'exaspèrent au plus haut point. Si jamais été seulement humaine, ils m'auraient déjà baisée dans un coin et brisée, pour m'apprendre les bonnes manières. Rares sont ceux qui trouvent la force de respecter la Femme. Mais mon Don leur est trop précieux et la Nécromancienne les terrorise. La Mort est son quotidien et ils savent qu'elle n'est pas seule. S'il m'arrivait quoique ce soit sans que je puisse intervenir, mes sœurs assureraient dûment ma vengeance.

En effet, trop concentrée sur l'homme d'affaires, j'ai presque oublié les quelques centaines de passionnés venus délibérément se ruiner. Il ne suffit pas de pousser une personne à jouer. J'en ai des milliers, à convaincre, dussé-je rentrer aux aurores totalement épuisée. Les paresseux de nature doivent prendre une chambre au lieu de rentrer. Les gourmands doivent commander jusqu'à ne plus rien pouvoir avaler. Les envieux dépenseront sans compter pour obtenir les biens de leur voisin, les vaniteux attireront l'attention des libidineux qui feront tout pour les séduire et consommer, tandis que les trop chanceux s'adonneront à une colère immodérée qui les fera jeter dehors par la sécurité. L'Argent entre mais ne sort Jamais. Voilà en quoi consiste mon travail. Suite à un petit arrangement avec le patron, j'endosse le rôle de l'arnaqueuse professionnelle.

« Tu sais que la plupart d'entre eux n'ont pas besoin de moi pour céder à leurs pêchés-mignons ? » C'est presque vrai. Souvent, je ne fais qu'accélérer les choses, ce qui permet uniquement de laisser place à de nouvelles tentations. Mais ça leur est égal. Si je suis là, c'est bien que mon Don leur permet de faire des bénéfices au delà de toute espérance. Ils ne me taquinent d'ailleurs pas trop et ne menacent pratiquement jamais. Du moins pas oralement. Je pourrais exercer partout ailleurs et j'ai bien compris qu'ils ne souhaitaient ni me perdre, ni s'attirer mes foudres. Mais je ne suis pas stupide au point de ne pas me savoir coincée. Il se peut qu'ils me devancent à tout moment. Ils n'ont qu'à surprendre ma famille pour remporter la partie...

« Au bar du fond, il y en a beaucoup qui s'apprêtent à partir. Ils ont l'air tenté par un groupe de copines mais coupables vis-à-vis de leur femme. » Il s'éloigne. J'ai quant à moi compris l'ordre tacite, je sais ce qu'il me reste à faire. Trois chambres hors de prix pour s'envoyer en l'air toute la nuit avec des midinettes.

* * *

« Combien ? » Je la regarde à peine, exaspérée. « Comme d'habitude ». 3000 $ en liquide pour la soirée. Je ne gagne pas ma vie de la façon la plus honnête qui soit, mais de nous trois, je suis la seule qui ne se tourne pas les pouces à la maison à longueur de journée. « Tu vas te coucher ? » A ton avis ? Mes sœurs sont... particulières. La plus jeune m'insupporte les trois quarts du temps, précisément lorsqu'elle me bombarde de questions auxquelles elle connaît toutes les réponses, quand je rentre, harassée, à 6 heures du matin. Je dors quasiment toute la journée pour pouvoir récupérer ma nuit et l'énergie bouffée par l'utilisation intensive de mon Don. Je cherche toujours une solution pour me préserver des effets à long terme. Je sens trop souvent mes pouvoirs s'affaiblir au cours de nos rituels. J'ai tendance à vivre dans le présent, mais l'avenir m'inquiète aussi parfois. Soit je cesse de faire appel à ma capacité et je renonce à ma petite fortune... soit je dis définitivement adieu à la pratique de la nécromancie. Aucune des solutions n'est pour l'instant envisageable, et comme tous les matins, je préfère me coucher en songeant que j'aurais plus de forces pour y réfléchir le lendemain.

Poussant du pied un dédale de récipients étalés sur le tapis du salon, je rage en contemplant cette porcherie. J'ai peu de principes et peu d'états d'âmes. Bousiller la vie des gens pour sauver ma peau ne me pose aucun problème. Mais j'aime le faire proprement. Soignée, maniaque, je vois encore 1001 raisons de renoncer à mon lit et d'entamer un nettoyage intégral de ce manoir poussiéreux. Elles ont pratiqué sans moi. Les bougies traînent à même le sol, attachées au plancher sur la cire écoulée. Les bols débordent de cendres et la table basse est maculée de sang séché. Dieu seul sait ce qu'elles ont sacrifié. Et la Mort vogue encore par delà nos têtes. La maison entière est un hommage à sa beauté parfaite. Jusque dans les décors, elle est absolument terrifiante. Affreusement sombre et parsemée d'indices sur notre condition. Des portraits de famille, témoins de notre antédiluvienne lignée de nécromanciennes. Des autels, des ossements, des restes de cadavres éparpillés dans de grossières poupées... Autant de détails aussi passionnants qu'abominables, d'éléments collectés au fil des siècles par nos ancêtres dont nous ne comprenons pas toujours le sens. Nos parents ne sont plus là et ils ne pratiquaient pas. Nous avons seulement eu des tantes pour nous enseigner la nécromancie et nous plonger dans la Destinée qu'on nous avait choisie. Comme indiqué sur le tableau qui nous réunit, accroché au dessus de chacun de nos lits.


Atropos Nevaeh Ablach, Lachesis Temple Ablach, Clotho Avalon Ablach. In Greek mythology, the three Moirai, goddesses of fate and destiny.