❝ Alecto, du grec Ἀληκτώ / Alêktố, « l'Implacable ». Alecto la vengeresse. Alecto l'implacable, déesse infernale, érinye exilée de l'Olympe. ❞
❝ Néant. ❞
❝ Trop maigre et pas vraiment belle. Les traits tirés, le menton trop prononcé. Un sourire ridicule, des yeux effarés. Osseuse et plastifiée... Affreuse pas maquillée. ❞
❝ Est-ce un crime de vouloir vivre ? ❞
Alecto. 6 lettres emmêlées dans une calligraphie parfaite. 6 lettres accrochées à la couverture d'un carnet aux pages jaunies par le poids des années. Posé entre un tas de paperasse, des livres anciens et la chaîne d'un chapelet. Le cadeau d'anniversaire de mes 8 ans, un objet maintes et maintes fois tenus par mes mains ; jeté, frappé, et inondé de larmes...
Alecto.
Je suis un monstre, un mythe, une légende. Un corps mortel et un esprit en perdition qui relit des pages de son journal, noircies à la volée. Des bouts de ma vie, mes ressentis perturbés, la personne que j'ai longtemps été dans toute son instable splendeur... Une à une, sous l'égide du vent, les feuilles se tournent d'elles-mêmes, me laissant à peine entrevoir des bribes de mon existence bancale. D'une main gantée, le tissu noir charbon contrastant avec le blanc laiteux de ma peau fatiguée, je referme d'un geste brusque le
roman de ma vie. La plume -et j'avoue mon penchant pour les méthodes vieillardes- trône toujours dans son encrier, duquel elle n'a point bougé.
Aujourd'hui, je ne sais plus quoi écrire sur ces pages parce que je ne sais plus qui je suis. Je sais seulement ce que et qui j'ai envie d'être.
Mais y parvenir est un combat constant et épuisant.
On frappe. Trois coups. J'invite,
on entre. «
Tout va bien ? » Andrew. Et son sourire de tombeur. Sa peau presqu'aussi pâle que la mienne. Le contraste entre ses gestes vifs et son teint cadavérique est saisissant. «
Ca va merci. J'allais sortir ». J'attrape un manteau, des affaires et les clefs de ma suite, laissant derrière moi l'imposant bureau planté au milieu du salon. «
Oh... tant pis pour le verre, alors... » Une main nerveuse passée dans ses cheveux, le malaise d'un refus. A défaut de côtoyer les gens, j'ai longtemps appris à les observer. «
Quoi, tu voulais m'inviter ? » Un sourire amical, quoiqu'un peu maladroit, et j'enfile mon trench coat en prenant garde de toujours respecter la distance. «
Je me suis dit que ça te ferait du bien. On travaille trop ici. » Trop de gens aux attentions délicates vivent en ces murs. Mais le travail qui m'y attend au contraire est reposant. «
C'est adorable... mais j'ai déjà quelque chose de prévu ce soir. Demain si tu veux. » C'est un gentil garçon au discours passionnant. Pourtant je peine à confesser qu'un moment en sa compagnie serait bien plus agréable que celui que je m'apprête à supporter.
Une tape solennelle sur mon épaule, certes un peu gauche, mais rien d'insurmontable. Pas d'embrassade gênante, d'insupportable tentative, pas même une poignée de main...
Ainsi nous nous quittons, dans un respect total de mon intimité et de ma volonté.
❝ Alecto. Douce, aimante, maternelle. Naïve et princesse, l'innocence perdue d'une âme généreuse atténuant querelles et dictant la messe... ❞
J'ai changé. Par la force des choses et des tourments qui m'ont été infligés. Mais j'aime à croire que je ne suis pas devenue totalement vide et dénuée d'espoir. Les instants de doute et de peur sont moins fréquents et la présence d'êtres aimants m'empêche de revivre sans cesse un passé décadent. Le Talamasca et ses activités, un agent en particulier, m'ont sauvée d'un mal irascible et permis d'enfermer cette partie de moi que je ne souhaite plus jamais risquer d'éveiller... Dansant parmi les ombres, je traîne ma frêle silhouette sur les pavés décrépits de la
vieille Orléans. Le quartier français et sa rue Royale m'attendent au prochain croisement. Mon vieux tacot et son moteur toussotant, garés un peu plus loin, ont eu raison de la distance qui sépare le Café du Monde de Garden District dans les temps.
«
Whisky. Sec. » Sa verve est toujours aussi plate. Sa posture toujours aussi droite et son mépris n'a d'égal que l'ampleur de sa réputation à travers le monde entier. Il hume les vapeurs de son verre lorsqu'enfin on le lui sert, plonge ses iris céruléens dans l'ambre glacée qui s'agite sous sa gorge, et daigne enfin, à peine, y tremper les lèvres.
S'écoule alors un long moment sans que rien ne nous perturbe. Ni les rires des adolescents, ni les cris incessants de la rue attenante et le mouvement perpétuel des voitures. Docile, presqu'aussi terrifiée que je l'étais enfant devant un maître d'école trop sévère, j'attends. Et lui, contemplant le marbre de ses pupilles glacées, redessine les veines exsangues de ce support inhabituel sans jamais clore une seule fois ses paupières... C'est alors qu'elle tombe, lourde, brute, tranchante, comme la lame aiguisée d'un instrument de condamnation sur la tête d'une reine autrichienne. Une question, simple et unique question, empreinte de colère et de reproches.
«
Que leur as-tu dit ? »
Souffle court, coeur battant, précipitation. Devant lui je demeure éternellement la jeune adulte perdue, la même qu'il y a 15 ans, affolée et tellement incapable d'agir et réfléchir par elle même qu'elle se laisse par lui dicter sa conduite.
«
Rien ».
Je l'assure, je le jure. Le Talamasca n'aura aucune information sur le mystérieux chasseur qu'il est ; sur son identité ou encore ses déplacements, son passé. La vérité c'est que moi même, je ne connais de lui que très peu de choses. Même en ayant été son élève, et surtout, sa complice à distance.
«
Il en va de ta survie ».
Bien entendu. Il est de ces hommes, proche de celui que les Ordres rêvent d'atteindre pour obtenir des réponses. Un chasseur venu du froid, aux connaissances hors normes... Détenteur de secrets gardés depuis des millénaires... de légendes et de mythes que le Talamasca lui même ne saurait appréhender, après le grand incendie de la Maison Mère au 16ème siècle...
Il sait des choses bien plus terrifiantes encore que les plus grands Agents de ce monde... bien plus profondes que toutes celles que je sais, qui ne m'ont été transmises que par mes érudits et fous de parents.
Voilà des années que j'étudie l'Histoire et le Surnaturel. D'une façon toute autre pourtant que le Talamasca, qui, je dirais, ne connaît qu'un dixième de toute la magie qui nous entoure. Mes géniteurs cependant, n'ont jamais croisé l'Ordre. Chercheurs solitaires et passionnés de mythes, ils croyaient en d'autres pouvoirs et d'autres forces que celles des sorciers, des lycans ou des vampires. Les Enfers n'ont pour eux jamais été une légende, et sans savoir si les entrailles de la Terre abritent réellement des créatures plus terribles encore... je possède de nombreux indices qui portent à le croire, ainsi que de rares témoignages. Mais pour une raison que j'ignore, toutes ces choses doivent rester secrètes. Et j'ai prêté serment ; jamais je n'ouvrirai trop la bouche devant mes collègues. Je ne suis pas entrée au Talamasca pour les aider, mais plutôt... par intérêt.
«
Ils ne doivent pas non plus savoir que je suis ici et que tu m'y as rencontré. Mais cela me semble évident. »
La vérité, c'est qu'après des années à sombrer dans la folie et à commettre des actes ignobles pour le compte de cet homme, assis face à moi, j'ai rencontré l'un des leurs, Agent depuis des années, qui m'a proposé son aide ainsi qu'une place au sein de l'Ordre. J'y ai trouvé ma place au milieu d'autres
monstres. Des gens différents, complexes et pas toujours sains d'esprit... Mais le travail que l'on m'y confie me convient, et je puis y demeurer en retrait sans craindre les reproches taciturnes et les coups d’œil méprisants. Après plus de cinq ans passés à La Maison Mère d'Amsterdam puis de la Nouvelle-Orléans, je touche du doigt la possibilité de redevenir la simple humaine que j'étais autrefois. Certes privée de contacts humains, mais disposant de son libre-arbitre. Quelqu'un de
bien, ou presque, et de normal. Fidèle à son rang, à son éducation, à sa morale...
«
Tu ne le maîtrises toujours pas. »
Pas de question mais une simple affirmation ; du bout des doigts, il tient son verre et fait tournoyer l'alcool le long de la paroi. Il est si grand, si fort, que je m'attends à chaque instant au bruit du verre brisé.
Ses yeux se sont attardés trop longtemps sur les gants noirs que je porte toujours.
Par précaution.
«
Dommage que tu ne travailles plus pour moi. On ne manque pourtant pas de cibles, surtout en ce moment et surtout dans cette ville. Tu aurais fait une précieuse alliée. Mais tu as décidé de devenir une grande fille et de te ranger, à ce qu'il paraît... » Une phrase trop longue pour sa faconde habituelle. Et si je ne parviens à répondre... je ne peux m'empêcher de penser toute la haine que j'éprouve à son égard.
Non, jamais plus. Jamais plus je ne parcourais l'Europe à la recherche de ses cibles pour les éliminer de sang froid, en utilisant mon pouvoir. Jamais plus je ne le laisserai décider de ma vie sous prétexte qu'il m'a trouvée seule et dépourvue de tout, qu'il a prétendu connaître le malheur qui s'abattait sur moi et a pris soin de moi pour mieux me façonner à son image. Manipuler mon esprit perturbé et faire de moi son parfait petit soldat... vide de toute émotion ; un cœur de pierre comme le sien ; de temps en temps empli de rage, une personnalité instable dégradée de jour en jour par l'utilisation de mon empathie cauchemardesque...
Alors c'est tout ? Son verre fini il se lève, et s'approche à peine, intimidant le café entier de son imposante carrure. Je relève la tête alors que lui se penche, le regard sévère et faussement distrait. En quelques minutes à peine, le bar s'est vidé et la nuit a rabattu son manteau dégagé sur les toits de la ville. L'obscurité s'apprête à laisser place aux monstres qu'il traque et l'excitation se fait trop grand pour délaisser plus longtemps son terrain de chasse...
«
Sois prudente. »
Et rien d'autre. Abrupt, le claquement du verre contre le marbre froid. Glaciale son expression et pourtant... je reconnais comme sincère sa recommandation. Cet homme, un mystère. Distant et manipulateur, obsessionnel et redoutable, cruel... mais sans doute pas dénué de tout sentiment. Chasseur, son métier consiste à protéger les faibles, bien que la méthode n'a aucune importance...
Le temps qu'il s'éclipse, j'ai froid ; comme si sa présence, aussi courte fut-elle, m'avait ravagée une nouvelle fois. Seule assise à une table pour deux, je demeure fidèle à mes habitudes, immobile devant les dernières gouttes d'un bon vin français. Le temps et les gens passent, et je souffle dans ma coquille vide, immuable, à la fois torturée et soulagée. Je ne décèle aucune raison valable à sa visite opportune, hormis ses éternelles menaces et la volonté de m'assaillir de mauvais souvenirs. Je n'en sais finalement pas davantage sur ce qui se trame en ville, et ce sera cela de moins à cacher au Talamasca...
Les cheveux au vent, je quitte le quartier français pour me perdre dans les ruelles qui bordent Canal Street. Eparse et fine, la lumière des réverbères en fin de vie se répercute sur ma peau laiteuse, à peine visible sous mes couches de tissus. Elle dessine des reflets blonds dans ma chevelure chocolat, et teinte mes yeux noisettes d'une lueur inquiète.
Sur le bitume, le claquement de mes talons bon marché se fait soudain plus hésitant, moins régulier. Le silence environnant me pèse sur le cœur, presqu'autant que ces retrouvailles avortées avec mon ancien mentor. Vide, autant que mon âme fut un temps, le parking se dresse alors sous mes pas prudents. Rien de visible à mes yeux humains, mais les ombres qui dansent sur les murs effrités et l'absence de tout me fait m'interroger sur la sécurité de l'endroit. Ce n'est pourtant qu'arrivée à hauteur de mon monstre de fer, les doigts appuyés sur la portière, que se révèle l'importun succube. S'arriment à ma gorge ses ongles tranchants de cristal, tandis qu'une main alerte se presse sur ma bouche suffocante.
Vide.
Je n'éprouve ni peur ni violence, seulement la rage de vivre qui me sauve depuis tant d'années. De sang froid alors, et tandis que ses crocs s'accrochent à mon cou, je retire un gant. Et de la paume de ma main sur ses doigts blafards, j'entre enfin en contact avec son Moi profond ; conscient, inconscient, préconscient du célèbre autrichien se révèlent à moi avec une infinie aisance, et j'aspire toutes ces émotions qui l'animent jusqu'à ne laisser en lui qu'un néant dévastateur, qui l'immobilise et le fait s'écrouler à mes pieds. Plus que la colère ou la tristesse, l'absence de tout ressenti est la pire torture que l'âme puisse endurer. Le vide, l'impression de suffoquer, d'être là mais sans exister...
Secouée à l'inverse par la totalité des émotions que je viens d'absorber, je m'écroule à mon tour, et peine à me relever. La vue trouble et la tête qui tourne, au bord de l'explosion, j'étouffe. L'imprévu a saturé ma concentration, si bien que ma victime recommence à s'agiter quand je parviens à reprendre ma place au volant.
De l'intérieur je verrouille les portes et lance le moteur.
Démarrage en trombes. Regagner ma chambre et penser après. Revivre cette explosion de ressentis et les laisser me hanter tout la nuit...
Toute la vie...
- Citation :
CHRONOLOGIE
1980 • Naissance d'Alecto à Saint-Petersbourg ;
1995 • Découverte de son pouvoir d'empathie tactile par Alecto ;
1996 • Alecto fugue du domicile familial ; raison : incapacité à gérer son pouvoir qui lui fait perdre la tête
1997 • Rencontre d'Alecto avec le mystérieux chasseur qui la recueille et l'aide à se remettre d'aplomb, un temps. Il lui enseigne quelques techniques vacillantes pour maîtriser son pouvoir et manipule son mal-être grandissant.
1998 – 2006 • Alecto utilise ses connaissances ainsi que son pouvoir pour satisfaire à distance les ordres du chasseur, devenu son mentor. Elle coupe les ponts avec ses parents et parcourt l'Europe à la recherche des cibles qu'on lui indique.
2007 • Rencontre d'Alecto avec un Ancien du Talamasca, qui lui propose son aide et la tire ainsi des griffes du chasseur. Vidée, Alecto se refait peu à peu une santé et réapprend à ressentir, à vivre, de même qu'à se tenir en société.
2009 • Départ d'Amsterdam pour la Nouvelle-Orléans. Alecto y termine son noviciat et devient Ancienne au Talamasca. Son pouvoir grandit à mesure qu'elle apprend sa maîtrise.
2012 • D'étranges événements se produisent en ville et concordent avec les éléments dont elle a connaissance. Elle ignore véritablement ce qui se passe mais grâce aux recherches de ses parents, savants fous du Surnaturel, elle en sait un peu plus que tous les autres... et surtout que les Agents de l'Ordre, auxquels elle ne doit absolument rien révéler.