« Les religieuses nous ont appris qu'il y avait deux chemins pour traverser la vie. Le chemin de la nature, et le chemin de la grâce. On doit choisir lequel suivre. La grâce ne cherche pas sa satisfaction. Elle accepte d'être ignorée, oubliée, rejetée. Elle accepte les insultes et les coups. La nature, elle, ne pense qu'à sa satisfaction, et à convaincre les autres d'y œuvrer aussi. Elle aime les traiter avec arrogance. Imposer sa volonté. Elle trouve des raisons d'être malheureuse quand le monde rayonne tout autour d'elle. Et que l'amour sourit à travers toute chose. Les religieuses nous ont appris qu'aucun de ceux qui suivront le chemin de la grâce ne connaîtra le malheur.

Je te serai fidèle.
Quoi qu'il advienne. »


Sa peau. Elle a le goût du miel. La pâleur de la neige. Elle est si froide... si froide qu'elle me pique chaque fois qu'il s'approche. Ses doigts m'effleurent et me touchent, je tremble devant tant de douceur. Des fois, je ferme les yeux et j'imagine qu'il est le Seigneur. Alors je prie très fort, et je lui demande pourquoi. Mais lui m'entend, son esprit est ancré en moi. Un temps, il se met à rire aux éclats. Il dit qu'il aime ça. Qu'après toutes ces choses qu'il m'a fait subir, il y a toujours de l'espoir en moi. J'ai fait une promesse ; j'ai choisi la grâce.

Mais il est arrivé quelque chose. Quelque chose de mauvais. Je ne sais pas ce que j'ai fait, ou si j'y étais prédestinée. L'ombre a gagné mon âme, l'appâtant un soir d'automne. Il s'est faufilé jusqu'à moi sous les traits d'un brave homme ; le Serpent de la Bible en personne. J'ai compris très vite que plus rien ne serait comme avant. Sans doute le Seigneur m'a-t-il punie pour avoir cédé à la tentation. Il était si beau alors ; je me suis crue dans un rêve, comme dans des milliers d'autres. J'avais déjà vu son visage, senti ses doigts serrant mes os. Je l'ai laissé plonger ses crocs dans mon cou, comme les autres fois. J'en avais envie ; j'ai aimé ça. Et puis j'ai compris. Qu'il était bien réel, le démon de mes songes, et qu'il se présentait à moi maintenant. Qu'il m'avait fait prisonnière. « Tu es mienne », a-t-il dit. « Depuis tes huit ans et pour ta vie entière. Tu n'avais pas fleuri alors, et maintenant tu es mienne. »

J'ai souscrit à son offre, sans l'ombre d'un doute. La vie ou la mort. J'ai choisi de vivre. Dans l'ombre d'un monstre ; je suis l'esclave d'un démon. J'ai préféré la souffrance à toute délivrance. N'était-ce pas digne du ciel, comme tout sacrifice ? Je ne comprends plus les anges. Les mots qu'ils susurrent à mon oreille ont perdu leur sens. J'ai trahi le Seigneur, et voilà qu'il me châtie de son royaume. Je ne vois plus le monde avec ses couleurs d'antan. Les rues me semblent mornes et froides ; j'éprouve de la pitié pour tous ces gens qui ignorent ce qui les attend.

L'Enfer est à nos pieds. Ce sont les derniers mots des anges. Je crois qu'ils n'ont plus d'espoir, qu'ils se sont tous sauvés. Moi, je refuse de prendre la fuite. Le vampire me tuerait, et je veux affronter le monde jusqu'à son dernier souffle. J'ai fait une promesse ; j'ai choisi la grâce. Je refuse de prendre la fuite. J'ai confiance en Lui, je crois en sa miséricorde. Je pense qu'il y a du bon en chaque chose, peut-être même que le Démon n'est pas dépourvu d'âme...

Pardonnez-moi mon Père, parce que j'ai pêché. Je ne demande pas l'absolution, mais je ne crains pas l'anathème. Parce qu'en dépit de Sa colère, je n'ai jamais cessé de croire...



« Louisa... » Comme tout me paraît loin. Le Manoir de Garden District et sa balançoire dans le jardin. Le couvent des Ursulines, l'orphelinat qui m'a vue grandir. Mes robes immaculées, l'Histoire du Christ que me contait ma mère dans la cour éclairée. Elle disait que le Seigneur nous honorait de sa lumière, et qu'il fallait s'y baigner. Que nous étions protégées. Elle y croyait, peut-être plus que moi encore. Ils l'ont pourtant forcée à m'abandonner.
J'ai presque oublié les sœurs et l'orphelinat depuis que je l'ai quitté. Presque oublié mes crises et le démon qui me hantait. Il n'est plus un souvenir : il est mon quotidien, mon avenir. Je passe mes journées à faire semblant, à étudier et à sortir, à entretenir le petit appartement qu'il a mis à ma disposition. Et la nuit tombée, je l'attends. Dans l'angoisse, dans l'excitation parfois. Sans jamais savoir s'il va ou non venir à moi.

Il est ici aujourd'hui, caressant mes bras nus et meurtris par le froid. Il rit parce qu'il y a toujours de l'espoir en moi. Parce que je commence à voir en lui des éclats de l'âme brisée dont il fut autrefois habité. Parce que je ne tremble plus comme avant lorsqu'il s'empare de mes vêtements. Parce que je demande Son pardon à chaque coup qu'il me donne, à chaque soupir de plaisir qui s'échappe de ma bouche. Mais je lis la fureur dans ses yeux, son éternelle indifférence ne m'a jamais trompée. Il ne saurait me briser plus qu'il ne l'est.

« Louisa, ne te souviens-tu pas de moi ? » Non, je ne sais pas. Je n'ai aucune idée de l'instant où son triomphe a commencé. Du moment où il s'est infiltré en moi pour me terrifier dans mes rêves chaque soir. De la nuit où mon âme s'est déchirée en deux pour lui appartenir et me convertir aux tréfonds des ténèbres...
J'attends. La prolongation de ses baisers le long de ma gorge ankylosée. La caresse de ses canines sur ma peau mutilée. Une étendue d'ecchymoses allongée sous son cadavre glacé. J'attends de voir nos vie entremêlées, grâce au partage du Sang. « Louisa, raconte-moi ton histoire... »

Spoiler:

Ainsi fut-il. L'enfant qui vit le jour 6 mois plus tard dans le Grand Manoir Victorien du 78 Bourbon Street, s'avéra plus robuste et combattif que tout ce que la veuve d'Archambeaux aurait pu espérer. Il s'agissait d'une petite fille, dynamique et potelée, à laquelle on donna le doux prénom de Louise, en raison de son jour de naissance. Le 15 mars, on honore sainte Louise de Marillac, une disciple de saint Vincent de Paul et cofondarice des Filles de la Charité au XVIIe siècle. Louise dont les racines germaniques Hlod- et -wig signifient "gloire" et "combat". N'était-ce pas pour elle, une véritable lutte qui s'annonçait ?

Ainsi grandit l'enfant, fille unique privée d'un père soit-disant victime d'un accident domestique peu avant sa naissance, laissée aux soins d'une mère fanatique, folle et névrosée. Et pourtant, elle était parfaite, Louise. Docile et belle, facile et serviable, douce et aimable. La femme de ménage, la baby-sitter, le jardinier... tous s'employaient à affirmer combien elle était sage et adorable. On aurait dit un ange descendu des cieux, dans ses robes immaculées et ses coiffures compliquées. Et comme elle écoutait sa maman ! Comme elle récitait son catéchisme avec tant d'ardeur et d'application ! Prunelle des yeux de sa mère, absolue merveille de la Nouvelle-Orléans...

* * *

Les lumières. Elles envahissaient la nuit étoilée comme les jours de fête. Les sirènes lui lacéraient les tympans. Mais l'enfant s'était bouché les oreilles, et elle chantait, balançant son corps frêle d'arrière en avant, sur le balcon du salon, observant à travers la rambarde près des escaliers. Dehors, les branches des arbres s'agitaient, sujets d'une valse macabre qui les animait. Quelquefois, des feuilles s'arrachaient, virevoltant au gré du vent dans un somptueux ballet. Le cri de Madame Arpenois vint ajouter à cette toile funèbre la terreur qu'elle inspirait. L'enfant avait entendu, et ce fut probablement le cas de tout le voisinage. L'instant d'après, la fidèle chrétienne appelait police et pompiers, avant de s'élancer à la poursuite de la petite fille. Dieu soit loué, cette dernière était saine et sauve. N'ayant aucune famille, Arpenois pouvait la considérer comme sienne, désormais.

Une nuée de fourmis envahit la maison. De la balancelle du jardin à l'étage, elles grappillaient de toute part comme si elles étaient affamées. Et Louise observait. Des voisins, des messieurs en uniforme. Puis une lumière blanche l'aveugla. « Bonsoir Louise. Je m'appelle Amanda. Je suis de la police. Est-ce que tu vas bien ? Tu as mal quelque part ? » Mais l'enfant ne répondit pas. Arpenois le fit à sa place. « Elle est en état de choc, la pauvre enfant... » « Je comprends, mais je dois impérativement lui poser des questions. Louise, il faut me dire ce que tu sais. Qui a fait du mal à ta maman ? Est-ce que tu as vu qui a fait ça ? » Mais l'enfant ne répondit pas. Et la police n'insista pas. Doucement, sa main glissa dans une plus large, plus forte, une main de femme. Et, entraînée vers la sortie, elle eut pour la dernière fois l'occasion de contempler son Manoir majestueux. Ses pieds nus foulant la terrasse, elle tourna après le portail, avec pour ultime vision, le corps flottant de sa maman au coeur de la piscine. Dieu l'avait rappelée, et Louise chantonnait calmement.

« Papa est en haut, il nourrit les oiseaux. Maman est en bas, elle se noie. ♪ »

* * *

Spoiler:

La dernière fleur aux pétales éclatants fut déposée sur le caveau familial par l'enfant. Voilée de noir dans une petite robe cintrée, Louise était en deuil, mais elle n'était pas seule. Ses 8 ans furent offerts au Seigneur. Et, dernière de la foule d'une démarche apaisée, elle suivit le cortège accompagnée des soeurs en retrait aux Ursulines. Le gravier crissant sous ses pas d'enfant et la pluie martelant son visage partiellement caché, elle franchit le portail sans un regard en arrière pour la Cité des Morts.

Louise était en deuil, mais elle n'était pas seule. Le Seigneur marchait à ses côtés.



Dans la Nuit Noire du Couvent, un effroyable cri de terreur déchira coeurs et tympans. « C'est Louise ! Hâtez-vous, ma soeur ! Le Diable nous l'emporte ! » Parcourant les couloirs glacés de l'Orphelinat, les nonnes se démenèrent dans leurs robes incommodantes, atteignant rapidement la chambre de l'adolescente.
Elles étaient deux. Tandis que la première abîma un peu plus ses genoux en se jetant sur le sol les mains liées pour prier, la seconde soutint la jeune fille sous les aisselles, maintenant d'une main son front recouvert de sueur. Soeur Mathilde se redressa enfin, fit face à l'enfant, et ferma les yeux comme si elle ne pouvait affronter Satan.

Spoiler:

Signe de croix sous l'oeil diabolique de l'adolescente possédée. « Ma Soeur, sa bouche se tord, son sourire est celui du Diable ! » « N'avez-vous donc jamais vu de démons à Rivemont ?! » Sous les doigts de la jeune fille, les mains osseuses de la nonne n'étaient que tas d'os, presque derniers vestiges de cadavres en putréfaction. Dans l'ombre, deux yeux brillants lui souriaient, une bouche immense armée de crocs menaçant de la dévorer. « Il lui faut un prêtre, ma soeur ! » Mais le couvent était habitué. L'enfant cauchemardait souvent, et pour les soeurs qui la côtoyaient, le démon qui la possédait était de tous les autres différent. Etrange et récalcitrant. Peu dangereux pourtant. Jusqu'au jour où il la fit s'éloigner dangereusement.

* * *

16 ans déjà. 16 années dont la moitié passée à lutter contre le Diable pour l'amour du Seigneur. 8 années passées à réciter sa prière quotidienne à l'orphelinat, et tout ça, pour quoi ? « Dieu pardonne, Louise. Tu peux tout me dire. Je suis certain qu'il comprendra. » Le Révérend déposa une main réconfortante sur son avant bras. Prostrée dans son lit, l'adolescente ne réagit pas. Voilà des jours qu'elle demeurait immobile et muette, honteuse et bouleversée après une fugue improvisée.
Au fil du temps, les crises s'étaient atténuées. Et plus elle avait mûri, plus son corps avait changé, plus elle avait sombré dans l'interdit.
« Je ne suis pas là pour te juger, ni pour te nuire. Tout le monde s'inquiète pour toi ici. Le monde et tes études t'attendent. » Son cœur était meurtri. Son corps affaibli. Son amour propre, anéanti. Mais rien, plus rien ne devrait la faire plonger dans le sommeil. Voilà plus d'une semaine qu'elle n'avait pas dormi. Que ses muscles étaient endoloris, son esprit embrouillé, ses discours confus et parsemés de sanglots ininterrompus.

« Le jour, les anges me parlent. La nuit, je vois le Démon. » Silence dans une matinée accablante, plus rien n'avait de sens, car tout s'était écroulé. De sa gorge tendre ne remontaient que des spasmes étranglés, de ses yeux pâles, abîmés et fatigués, des torrents de larmes s'écoulaient sans fin. « Je suis une mauvaise fille », avoua-t-elle, submergée par la honte et le chagrin. Perdue, une âme hantée par un fantôme familier aux pouvoirs destructeurs. Et elle se mit à raconter. Juste à lui, cet homme bon qui lui avait toujours inspiré la confiance et le respect. Au Révérend Riverst elle confia les infamies que le Démon lui faisait endurer. Les choses abominables qu'il lui murmurait, l'hérésie qu'il lui imposait. Le faculté qu'il avait de l'hypnotiser à distance et de s'immiscer dans ses rêves pour l'y torturer. La perdre dans les méandres de la déchéance et du déshonneur. Ses sourires dépravés et les regards gourmands qu'il jetait à ses boutons de rose à peine éclos...

« Pardonnez-moi parce qu'en plus d'avoir imaginé ces atrocités... il m'est arrivé d'aimer ça ! » Délicat et sombre aveu qui acheva cet entretien à la tombée du jour. « Louise, le Seigneur pardonne. Ne crois-tu pas qu'il l'a déjà fait ? » Ou bien alors il s'employait à la punir, agitant son âme suppliciée de tourments toujours plus noirs et recréant son essence à l'image d'un sempiternel sentiment de culpabilité. « Nous allons t'aider, Louise. N'abandonne pas. Comme le Seigneur n'abandonne jamais ceux qui lui sont dévoués. »

Le Révérend et le temps comme alliés, elle poursuivit sa route en dépit des obstacles et des coups. Apprenant à vivre en compagnie d'une âme pervertie, choisissant de se taire et d'affronter toute seule son Enfer intérieur. Passant beaucoup de temps à faire semblant, submergée par la folie sans s'y abandonner vraiment. Se montrant généreuse avec son prochain et choisissant toujours le droit chemin. Oubliant ses pêchés réguliers et continuant chaque jour à prier.
Jusqu'à l'âge adulte, où enfin il vint la chercher. Non pas le Seigneur comme elle l'avait espéré, mais son bourreau éternel, Maître de ses pensées.
Malgré la douleur, la terreur et l'inconnu, elle s'abandonne à ses soins, consciente que ses choix étaient restreints. Elle décide toutefois de croire qu'elle n'avait pas été l'unique responsable de ses malheurs et que peut-être, lorsqu'elle aurait purgé sa peine, souffert comme le monde souffrait tout autour d'elle, Il lui tendrait les bras depuis le paradis. Peut-être. Mais tant d'autres livres restent à écrire...



Son rire sournois me vrille les tympans. Sa langue effleure ma chair à l'endroit où ses crocs viennent d'implanter leur demeure. « Tu ne te souviens pas... » Non, mais j'aimerais comprendre. « Comment le pourrais-tu ? Je te l'ai interdit. » Je tremble encore sous son poids, toutefois intriguée à l'idée d'en savoir davantage. Il a promis, mais quelle plus grosse erreur que d'accorder sa confiance à un suceur de sang ? « Approche ». Je viens. Dans la douleur, dans le chagrin, quoiqu'il arrive, j'obéis au Démon en actes et au Seigneur de tout mon cœur. Son bras entoure mes reins, il se presse un peu plus contre moi. J'attends qu'il contente ma faim. Depuis tout ce temps, il me le doit.
Une haleine sanguinaire et des canines brillantes, dans la nuit tamisée des chandelles crépitantes. « Je te dois la vérité. » Enfin. Silence. Attente. Douleur. Poison ruisselant dans mes veines embrasées, le Démon du Sang et sa Morsure ont frappé. Éternelle humiliation. Éternel recommencement. Déception supplémentaire dans l'affliction. Je ferai mon deuil d'avoir presqu'atteint ce but.

La vérité... mais pas cette nuit. Non. Cette nuit, je prie.

Citation :

Le Seigneur est mon berger : je ne manquerai de rien. Il me fait reposer dans de verts pâturages, il me dirige près des eaux paisibles. Il restaure mon âme, il me conduit dans les sentiers de la justice, à cause de son nom. Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal car tu es avec moi ; ta houlette et ton bâton me rassurent. Tu dresses devant moi une table face à mes adversaires ; tu oins d'huile ma tête et ma coupe déborde. Oui, le bonheur et la grâce m'accompagneront tous les jours de ma vie, et j'habiterai dans la maison de l’Éternel jusqu'à la fin de mes jours.