Mon physique. Il est ce qu'il est ma foi. On ne peut pas dire que je l'aime particulièrement, mais je ne le déteste pas non plus tant qu'il me permet de m'habiller comme je veux. Bon, ça ne sera peut-être pas éternel compte tenu de mes menus, mais je refuse de commencer à psychoter à ce sujet... C'est la porte ouverte à tous les complexes, et certains disent que vouloir trop plaire, c'est le plaisir des moches. Tout de suite, ça calme. Quoiqu'il en soit, la relation que nous avons mon corps et moi est tacite et entendue. Mes fesses se tiennent à carreau et je ne les maltraite pas en passant trois heures à la salle de sport, c'est aussi simple que ça. Mais je ne me gave pas pour autant, de toute façon, je n'ai que peu d'appétit. On ne peut pas me qualifier de "bonne vivante", manger n'est pas un de mes plaisirs, c'est juste un besoin. Je préfère boire, en fait. Mais bon, goinfre ou pas, je n'ai pas à me plaindre de ce que j'ai, quoique le fait que je sois plutôt grande, dans les un mètres soixante quinze, m'interdit de sortir avec certains garçons. D'un côté, eux complexent d'être plus petits que moi, de l'autre moi j'ai horreur de ça. Un homme est censé être rassurant et pas rassuré. Bref.
La seule extravagance que je me permets physiquement, c'est de changer de couleur de cheveux comme de chemise. Telle semaine je serai blonde, la prochaine brune... Bouclés, raides, frisés... Ma tignasse en voit de toutes les couleurs, des vertes et des pas mûres avec moi, mais je suis aussi désinvolte chez moi qu'élégante lorsque je sors. C'en est même maladif, je peux passer une heure à me maquiller rien que pour descendre mes poubelles et aller chercher du pain! Bon, ce n'est pas tout à fait vrai dans la mesure où je ne descends mes poubelles que lorsque je vais au travail et je n'achète jamais de pain, mais le principe est bon. Ceci mis à part, j'ai les yeux bleus, un nez commun, une bouche encore plus commune, des oreilles qui, par bonheur, ne sont pas des feuilles de chou et... Je crois qu'on a fait le tour de la carrosserie, non?

L'intérieur, maintenant. Il est question d'introspection. C'est encore plus difficile pour beaucoup que de faire son autoportrait. Comment paraître objectif sans passer pour quelqu'un soit de pédant en ce qui concerne ses qualités, soit de faux modeste lorsqu'il s'agit des défauts? C'est pourtant un exercice qui ne me pose aucun problème. Je sais ce que je vaux, suis capable en toute objectivité de me comparer à d'autres et de me juger moi-même autant que de les juger eux. Pourquoi? Parce que j'ai un esprit analytique et de synthèse. Je sais, lorsque j'en ai le besoin, décomposer les choses et les estimer autant que d'en dresser un compte rendu succinct, mais complet. Ces deux capacités sont essentielles dans mon travail, voilà pourquoi j'ai mis un point d'honneur, et ce depuis mon plus jeune âge, à les développer, eux, ainsi que l'esprit critique, qui est sans doute la plus grande des bénédictions, celle de ne pas faire partie de la masse, pas partie des moutons, mais bel et bien d'avoir un avis qui ne nous soit pas dicté par un tiers. Lorsque quelqu'un se vante de posséder un tel esprit, j'ai remarqué que beaucoup se gaussent, pensent en avoir un également, mais le taisent et estiment plutôt que ceux qui le clament, contrairement à eux, sont juste des révoltés, révolutionnaires, anarchistes ou autres déviances erronées. L'être humain n'est pas fait pour la franchise. Il ne supporte pas d'être contrarié, mais tout est une affaire de relativité, comme l'a démontré le génie Einstein. Les mots ne sont que des mots, ils ne valent rien contre les idées. Par exemple, un homme peut être grand par rapport à d'autres, il restera minuscule comparé à une étoile, et sera au contraire géant à côté d'une chenille. Voilà pourquoi ce que l'on peut dire de moi ne m'atteint jamais. Je prête l'oreille aux faits, à la physique, à la science... Mais aux avis, jamais. Je crois en la véracité des analyses et pas en les mots qui sortent de la bouche des gens qui m'entourent. Ceci fait de moi quelqu'un à l'allure austère, et solitaire. Solitaire, oui, c'est certain, on ne peut compter sur personne. Mais austère, je ne crois pas. On dit cela parce que je n'apprécie pas les blagues de Daren, vous pensez? C'est possible. J'ai le sens de l'humour pourtant. Du moins, je pense. J'aime... L'humour noir. Le comique de situation, la maladresse verbale et les lapsus. C'est clair que ça ne rentre pas dans les catégories que dessert mon collègue... Je crois mieux m'entendre avec ma chef de ce point de vue là, même si je ne pourrai en jurer. Mais quoiqu'il en soit, je n'ai pas à me plaindre la concernant. Elle me laisse gérer mon temps et mes investigations comme je le désire, sans être trop intrusive dans ma vie privée et confondre amitié avec travail d'équipe, ça me convient parfaitement. Cependant, d'un point de vue purement intellectuel, la compagnie d'Edgar est autrement intéressante. Certes, il est désagréable au possible et se sert, lui, de son austérité comme d'un bouclier anticontacts, mais c'est un homme à la culture prodigieuse. Travailler avec lui, c'est comme d'être sous cocaïne. Il faut être à son maximum de capacités pour travailler vite et bien, et ce sur plusieurs fronts. Je crois que, quelque part, je me suis lancé le défi de l'impressionner... Reste à voir si j'y parviendrai ou pas.

→ Je suis née un jour de pluie. Un jour de pluie de fin d'été, pendant ces orages que l'on sent venir, après quelques jours d'une intense chaleur, surtout à San Francisco. A partir de là, ma vie n'a été qu'une suite de jours qui défilent, souvent les uns pareils aux mêmes. De zéro à deux ans, phase de plaisir immédiat, je veux, j'ai. Je veux, je n'ai pas. Je pleure, j'ai. Mes parents ont fait de moi une créature d'abord capricieuse, ils s'en sont repentis lorsque j'ai eu trois ans, et n'ont eu de cesse, depuis que de brimer mes réclamations. J'ai toujours eu des goûts de luxe, me dit ma mère. Je préfère voir ça autrement. J'ai toujours eu du goût, point. La relation avec le prix n'est qu'une conséquence. A bas prix, vous n'avez rien d'intéressant, puisqu'il faut l'y mettre, le prix, pour obtenir satisfaction. Ainsi va le monde. Et ce n'est pas nécessairement du luxe, car les grandes marques ne m'attirent que sporadiquement. Je ne tuerai pas pour le dernier des Gucci, loin s'en faut. J'aime cependant être élégante et bien mise, depuis toujours.

A la maternelle déjà, je détestais salir mes vêtements. Je détestais me salir, et je détestais, comme aujourd'hui encore, me salir les mains. Qu'elles collent m’écœure, qu'elles soient grasses aussi. La seule saleté que je tolère sous mes mains est celles de la terre même. Paradoxalement, j'aime avoir les mains dans la terre meubles. C'est frais, d'une part, et j'ai l'impression de la sentir, grouiller, la vie. La même que sous mes pieds... La même que dans mes mains. Petite, j'aidais ma mère à planter fleurs et fruits. C'était une activité privilégiée que nous nous réservions pour le dimanche, le reste de la semaine était plus chargé. Mon père, chef de la police de San Francisco, rentrait tard, quant à ma mère, attachée de presse au bureau du Maire de la ville, on ne peut pas dire qu'elle avait souvent l'occasion de venir me chercher à la sortie de l'école. Mais ça ne me posait pas réellement de problème. Ma nurse venait, elle, et se chargeait de me faire faire mes devoirs. Elle était gentille, je n'ai jamais eu à me plaindre d'elle plus qu'elle n'a eu à se plaindre de moi. Elle partait quand ma mère rentrait, un peu avant diner, et mon père nous rejoignait, souvent après le dessert. Tous deux étaient, sont, des bourreaux de travail. Peut-être est-ce pour cela que je me retrouve à les imiter. Probablement. On s'inspire de ses modèles, et quels modèles plus parlants que les parents? Toujours est-il que leurs situations respectives ont été plus que pratiques pour m'offrir mon premier microscope, à sept ans, dont je me servis pour observer l'infiniment petit, du grain de poussière à l'araignée écrasée, jusqu'aux cellules de ma propre hémoglobine; ainsi que mon télescope, dont je me servis cette fois pour observer l'infiniment grand. Si l'envie d'aller dans l'espace m'a été ôtée ad vitam eaternam par le film Apollo 13, il est loin de m'avoir guérie de la fascination que j'ai pour les étoiles, et pas seulement pour leur côté lyrique. Tout d'elle, de leur naissance à leur mort, en passant par leur fonctionnement interne, me fascine. C'est, à mon sens, le miracle véritable. D'une façon générale, en fait, j'aime l'espace plus que je ne saurai le dire. Mais y aller? Jamais de la vie!

Jouer avec un microscope et un télescope, cependant, n'aide pas à se faire des amis. Encore moins quand on porte des lunettes et qu'on cumule les notes de l'excellence, au point de sauter une classe. Les autres ne me parlaient que par intérêt, afin que je les aide à faire leurs devoirs m'avaient-ils dit au début, jusqu'à ce qu'ils ne prennent même plus la peine d'enrober leurs suppliques et se contente de me parler en me donnant les énoncés. Quand je l'eus compris, j'acceptais une dernière copie, que je blindais d'erreurs afin que mon camarade paresseux ait une note déplorable, ce qui servit de leçon à tous mes tortionnaires qui s'avisèrent alors de ne plus rien me demander. Ma situation était tendue en classe, en particulier lorsqu'il s'agissait de travailler en groupe, et désespérante en dehors, me laissant seule aux récréations autant qu'au pauses repas, sans jamais une âme avec qui échanger trois mots entre deux bouchées. J'étais ce qu'on appelle communément une intello, mais ça m'allait, il faut dire. Je préférais encore être seule que de souffrir les interminables discussions des jeunes filles de mon âge qui débattaient pour savoir qui de Ken ou d'Action Man était le parti le plus intéressant pour leur poupée Barbie. Sauter une classe, donc, n'a été qu'une consolation maigre, celle d'un gain de temps, pour avoir quitté un univers connu. On sait ce que l'on perd, pas ce que l'on gagne, dit l'adage. Aussi, quand ils voulurent réitérer l'expérience et m'en faire sauter une seconde, j'ai refusé.

Chat échaudé craint l'eau froide. Ce fut ma ligne de conduite pour tout le reste de ma scolarité. Mes déceptions de petites filles s'étaient transformées tantôt en rancunes, tantôt en envie tandis que je les voyais grandir, en même temps que moi il semblait et tellement loin à la fois, et faire l'apprentissage de choses comme la sexualité, l'alcool, les fêtes... Moi, je gravitais dans un autre monde, un monde qui pouvait être plus magique, plus distrayant, plus surprenant que n'importe quelle dose de leurs drogues mais complètement hors de porté pour les êtres primitifs qu'ils étaient. Incapables de comprendre l'intérêt d'une itération, des maths en général, ou la beauté animant la mouvance de créatures comme les tortues ou les singes. Hermétiques à tout, ils étaient hermétiques à tout. A tout, sauf à leurs téléphones, le dieu du 21e siècle, accessoire de mode incontournable pour des gens complètement incapables d'apprécier le temps passé ni les efforts mis en oeuvre pour leur apporter un appareil aussi complexe, toujours plus miniaturisé, toujours plus performant... Du travail pour des ingrats, mais la monnaie gère le monde. Moi je les laissais à leurs considérations matérielles et préférais aller m'adosser, les jours de printemps et d'été, à un vieux chêne qui m'abritait de son ombre pour quelque révision, travail divers et varié, ou tout simplement pour paresser.

Il m'a fallu attendre ma dernière année de fac, après avoir obtenu mon diplôme, pour que je finisse par me dérider, ne serait-ce qu'un peu. Ma voisine organisait une fête, et pendant ses préparatifs, je suis allée la voir pour lui demander de régler sa stéréo afin que les basses des chansons qu'elle projetait de passer ne me parviennent pas, et elle a refusé que je reparte. Moi qui ne pensais pas être de petite vertu... Ou bien était-ce la faute du panaché, je l'ignore. Toujours est-il que je connu ma seconde expérience de femme, après les menstruations, ce soir là. Un peu tard pour certains, pour moi c'était le bon moment. L'avantage, c'est que je me suis réveillée avant mon partenaire, et donc que j'ai pu filer sans avoir à lui parler. J'ai pris conscience, ce soir là, que l'homme est bien plus proche de l'animal que ce qu'il accepte de concéder. En ce qui me concerne, je n'ai aucun problème avec cette vision de notre espèce, qui, au contraire, me déculpabilise totalement. Bien plus que les idéaux que je trouve stupides selon lesquels les féministes clament qu'à cette heure, les femmes s'émancipent et peuvent avoir une vie sexuelle débridée si elles veulent sans pour autant être des professionnelles. C'est stupide à mon sens où il en a toujours été ainsi, et que la vraie différence est que jusqu'à maintenant, elles prenaient plus de soin pour le cacher et être hypocrites. Voilà tout.

Après la fac, je suis entrée dans la police scientifique, beaucoup grâce à mes capacités, mon parcours et mes aptitudes... Mais encore plus grâce à mon père, car tous les diplômes du monde ne sont rien que des bouts de papier là où les employeurs recherchent de l'expérience. Grâce à mon père, j'ai sauté cette étape et ma chance m'a été donnée tout de suite après l'obtention de mon bout de papier. Je fis alors un travail exemplaire, méthodique et cohérent, me familiarisai avec machines et environnement... Pour finalement devenir l'un des meilleurs éléments, voire le meilleur. Je n'ai jamais visé que l'excellence, dans tout ce que j'ai entrepris, l'entrée dans la vie active ne m'a pas changée. Il n'y a qu'à la recherche de la perfection que l'on évolue, se contenter de ce que l'on a, même lorsqu'on est bon, c'est déjà être médiocre car ce que la science nous apprend, c'est que ce qui ne croit plus stagne, puis décline. Je ne veux pas décliner, alors je travaille, je tire vers le haut, toujours plus, toujours plus haut.

Quand les créatures surnaturelles ont fait leur coming out, ce fut pour moi comme une bouffée d'air frais. J'ai grandis avec mes capacités sans savoir ce qu'elles impliquaient, les gardant pour moi de mon mieux tout en les développant dans mon coin, avec la hantise qu'elles en viennent à être découvertes et devenir alors l'un de ces sujets d'expériences dont les films d'horreur montrent pourtant leurs inacceptables conditions de vie. Le fait que la magie existe m'a soulagée d'un énorme poids, et c'est sans la moindre hésitation que j'ai demandé ma mutation. Mon père a été le seul obstacle à cette ambition. Il a commencé par refusé, mais je ne lui ai pas laissé le choix. Une fille a des moyens de pression insoupçonnés sur son père. Il a fini par céder, et je suis arrivée à St Louis. Tout était à refaire, plus de "fille de", et ça m'en soulagea d'autant plus. Je fus considérée comme une bleue et sans égard particulier par mes nouveaux collègues, voire très mal par Edgar, là où mes précédents s'étaient montrés trop gentils pour être sincères. Les gens gentils ne sont jamais sincères, et le peu qui le sont réellement se noient tellement sous ceux qui ne le sont pas qu'autant considérer leur nombre comme négligeable. St Louis me permet de m'épanouir professionnellement parlant, mais c'est aussi une énigme constante, et quoi de plus amusant que les énigmes?