Mes origines n'ont pas d'importance. Je lai aies presque oubliées, le temps a passé, j'ai vécu tant de vies, habité tant de corps, été tant de personnes. Tous mes souvenirs se confondent. Je ne me souvient de rien, si ce n'est de la peur, de la douleur, de la honte. Puis de la maison close où elle était venue me trouver. Elle. Adolfa. Je n'avais que sept ans à l'époque, mais je réalisais déjà. Je savais qu'elle représentait autre chose, quelque chose d'immensément plus grand que ce à quoi j'étais vouée ici. Elle était ma destinée, mon seul espoir. Adolfa était très vieille à ce que l'on disait, mais ses traits ne devaient pourtant pas avoir plus de la trentaine. Les gens la qualifiaient de sorcière, et elle était connue dans toute la région. Qu'elle soit venue dans nôtre village était de mauvaise augure. Lorsqu'elle a exigé que je lui soit remise, personne n'a osé s'y opposer. Je n'était pas triste, j'ai même un souvenir étonnamment détaillé de ma réaction, du sentiment qui est monté dans mes membres au moment de la suivre. La curiosité, la fascination, la rage de vivre, la soif d'apprendre. Je n'ai jamais su de quelle lignée je descendais. Adolfa ne me l'a jamais dit. Tout ce qu'elle a daigné me révéler était que ma mère était une descendante très éloignée de la lignée principale, mais que dans mon sang coulait un talent qu'il aurait été criminel de laisser se perdre. Elle m'a ensuite dit avec un sourire aimant qu'elle voulait faire de moi son apprentie, pour que je lui succède, que je perpétue sa légende. Je ne l'ai jamais crue, et bien m'en a pris. Les années se sont succédées, j'apprenais très vite, très bien, je faisais preuve de ressources qui l'étonnaient, et à mes dix-sept ans j'en savais déjà autant sur la nécromancie que beaucoup de ses adeptes. Mieux encore, Adolfa m'avait appris l'un de ses plus grands secrets. Elle était parvenue à mettre en place un sortilège effroyablement malsain, qui lui permettait de changer de corps, pour occuper celui d'un cadavre récemment décédé. C'était de cette manière qu'elle parvenait à rester jeune en apparence. Elle changeait de visage régulièrement. La vieille truie devait me croire stupide pour me révéler un tel secret en pensant que cela ne me mettrait pas la puce à l'oreille quant à ses intentions. Toujours dans la fleur de l'âge, je jugeais qu'elle n'avait plus rien à m'apprendre et la tuait dans son sommeil.

1953

Il est très beau, très triste, très grave. J'ai envie de lui, de le posséder, d'en faire ma chose. Je ne ressens jamais ce genre d'émotion à l'encontre des vampires, d'habitude. Ils sont d'un pathétique. Nous sommes au sommet de la chaîne alimentaire, nous autre nécromanciens. Et ce pour la bonne et simple raison que nous ne sommes pas des animaux. Les différentes race de garous et les vampires, ce sont des sous-hommes. Ils en sont réduit à cette animalité tellement dégradante. Je me demande comment on peut vouloir devenir une telle monstruosité, c'est si réducteur. Mais lui, non. Il m'a l'air hanté par son humanité. C'est rare. Et la rareté, c'est mon leitmotiv. Il me demande de lui ramener une enfant qu'il a chéri autrefois, il veut lui présenter ses excuses. Je lui demande pourquoi moi, comment il en est venu à me trouver, et il me répond qu'il a entendu parler de mes prouesses, de mes zombies perfectionnés. A la limite de la conscience, mais pas tout à fait. J'ai aboutie à ce niveau d'expertise il y a de cela quelques années. J'approche les quarante ans maintenant, mais le corps que j'occupe en a la vingtaine. Je parviens à restaurer de vieux cadavres jusqu'à un niveau saisissant de réalisme. Par ailleurs, mes zombies sont comme vivants, ils parlent, agissent comme des êtres humains. A la seule différence qu'ils n'ont pas conscience d'être morts. Et puis, la perfection de mes créations est éphémères. C'est écrit dans la brochure. Une journée, et seulement une journée, en compagnie du défunt, après quoi il doit m'être remis. Je le lui ai dit, et puis je lui ai dit que ça n'était pas gratuit. Il a vidé ses poches, m'a proposé le peu qu'il avait, et j'ai éclaté d'un grand rire. Cela faisait bien longtemps que mes dons m'avaient mise à l’abri du besoin. Je lui ai fait me promettre tout autre chose. Sa liberté. Le droit inconditionnel de l'utiliser la journée, de l'asservir. Un esclave vampire. J’étais très enthousiaste à cette idée. Nous nous sommes rendus jusqu'à une église, ce qui nous a pris quatre jours. Une fois sur les lieux, il a déterré un petit corps presque momifié. Ses os étaient visibles par endroits. Il m'a fallu deux autres jours pour pouvoir rendre à son corps sa superbe d’antan. Une fois que j'en ai eu fini avec elle, elle criait de vérité. Je leur ai ensuite accordé une journée. Il n'est jamais revenu. Je me doute bien de ce qui est arrivé. Elle a commencé par perdre la mémoire, ne plus le reconnaître, puis son corps s'est lentement désagrégé. Elle s'est désintéressée de la nourriture conventionnelle, avant de retourner à des instincts bestiaux. Il l'a ensuite tuée. Sans doute. J'ai eu le sentiment d'avoir été volée. C'est ce genre de choses qui m'agace. Je ne suis certes pas digne de confiance, mais un tel manquement à sa parole m'a profondément énervée. C'est ce jour là que je me suis juré de retrouver Swan, et de le lui faire payer.

2011

Ce corps est vieux. Je ne reste jamais plus d'une année dans la même enveloppe, je finis toujours par en changer. C'est différent pour celle-ci. J'ai repéré son corps à la morgue, dans un hôpital de Los Angeles. Elena quelque chose. D'une beauté à couper le souffle. Ses cheveux d'une blondeur évanescente, ses yeux bleus comme l'azur, et pas dans un sens cliché, ils avaient vraiment cette teinte si particulière, et enfin ses jambes interminables, de la blancheur de celles d'un gazelle. Je n'ai pas pu résister. Très vite après avoir déterré et possédé son corps puis y avoir substitué celui que j'occupais auparavant, ses souvenirs sont venus renaître. Comme à chaque fois. Des images remontant à l'enfance, d'abord, puis des odeurs, et enfin toute sa vie. Son petit ami, un braqueur de banques. Ça m'a fait rire, parce-que c'était inhabituel. Je me suis accoutumée à sa mémoire, je suis rodée à l'exercice. Je ne sais même plus qui je suis vraiment. Les souvenirs de tant de personnes se confondent en moi, tant de goûts, tant d'émotions. Mais jamais de pensées. Je n'obtiens que leur identité, pas leur âme. Je suis remplie à ra-bord d'existences diverses et je me sens complètement vide, pourtant. Mais cette fois-ci, ça a été étrange. Quelque chose m'a empêchée d'abandonner son corps. Six ans maintenant que je l’occupe. Je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi. J'ai dût en incarner plus d'une soixantaine. Je crois que j'ai atteint un point de saturation. Je suis peut-être plus humaine que je ne le laisse penser. C'est très embarrassant. C'est ce que je me dis, étendue à ses côtés. Nue. Nos corps nus, tellement nus. Rien pour se cacher. J'ai l'impression de tout savoir de lui, et je commence à craindre qu'il ne sache tout de moi. Je passe ma main, si tant est que je puisse dire que ce soit la mienne, sur son torse. Il ne me regarde pas, il dort peut-être. Il est si tard. Ou si tôt. Ce n'est plus la nuit, mais pas tout à fait le matin non plus. Je suis machiavélique. Je lui fais du mal, j'en suis sûre. Il m'a reconnue, finalement. Le destin et ses idées foireuses. Combien y avait-il de chances pour que l'on se croise, dans cette ville, six ans après qu'elle soit morte ? Et puis il m'a demandé de sauver sa mère. De la ramener. Ils ont tous des ambitions complètement folles et malsaines, et sans doute que moi aussi. J'aurais refusé sinon. Pourtant, je savais déjà que cela se finirait mal. Ça n'a pas marché. J'ai du mettre fin au rituel. Mais ça ne m'a pas empêchée de réclamer mon dû. Je suis comme cela, impartiale, fourbe, manipulatrice. Très malhonnête. Je m'en fiche, sauf pour lui. Ce sont ses sentiments à elle. J'en suis sûre. Ils vivent encore en moi et me poussent à l'aimer. A me sentir coupable. C'est dégoutant. Et agréable pourtant. J'ai exigé de lui qu'il m'offre son cœur. Qu'il m'aime, comme il l'a aimée. Que l'on se livre à une effroyable comédie, un jeu d'acteur complètement barré. J’espérais le rendre fou, aussi fou que moi. Mais je crois qu'il ne m'aimera jamais. J'essaie de me souvenir si l'on m'a déjà aimée, mais trop d'images remontent. Je ne sais plus auxquelles me fier. J'ai fini par bâtir mon propre enfer.